La question de la propriété est d’abord une question de grammaire. Du point de vue de leur extension logique, les noms ou substantifs, qui servent à « nommer » les êtres vivants et les choses, se divisent en noms communs et noms propres. Comme on sait, le nom commun s’applique à un être en tant que cet être appartient à une espèce, c’est-à-dire à un nombre indéterminé d’individus qui, tous, ont droit  à  cette appellation. Même si cet être est unique, par exemple la « nature », le nom qui le désigne est bien un nom commun puisqu’il renvoie à tout ce qui peut tomber sous sa coupe et posséder ainsi le même caractère d’être « naturel ». Et ce caractère apparaît comme un caractère « commun » dans la mesure où il est indifféremment partagé par chacun de nous. Ainsi nous avons tous, en tant qu’homme, une communauté d’existence, que l’on peut appeler « humanité », et que nous partageons durant notre vie, comme devant notre mort, parce que cette condition – la condition humaine – nous est commune. À l’inverse, le nom propre s’applique à un seul être, distinct de l’ensemble auquel il appartient, et sert à l’individualiser : le propre d’un nom, par exemple celui de la ville d’Aix-en-Provence, qui lui interdit de se confondre avec Aix-les-Bains ou avec Aix-la-Chapelle, remplit donc deux fonctions complémentaires. Il sépare ce nom, et l’être qu’il désigne, des autres noms, et des autres êtres, qui restent indifférenciés, ce que veut dire le terme de « commun », d’abord pour « les gens du commun » ou « les lieux communs ». Et il identifie ce nom, comme l’être qui le porte, en ne renvoyant qu’à lui-même à l’exclusion des autres. Comme dit la chanson, « Paris sera toujours Paris », et chacun comprend bien que ce nom désigne Paris, France, et non Paris, Texas. En un mot, le nom propre est celui qui, dans la langue, en me donnant une identité formelle, me permet de distinguer ce que j’ai en propre par rapport aux autres hommes.

Jean-François Mattéi était Professeur de philosophie à l’Université de Nice-Sophia Antipolis et membre de l’Institut Universitaire de France lorsqu’il rédigeait ces lignes. Décédé le 24 Mars 2014, il laisse derrière lui une œuvre riche et des amis attristés. Nous reproduisons ici un texte publié initialement dans un ouvrage collectif édité par Jean-Yves Naudet : Ethique et Propriété, Librairie de l’Université d’Aix-en-Provence, 2002, p. 21-33.

Ce que j’ai ou ce que je suis ? Le nom propre affecte-t-il l’ordre de l’avoir ou celui de l’être dans ce processus linguistique, et par là-même social, d’appropriation de soi-même ? Il me semble que toutes les équivoques de la notion de « propriété », comme du droit qui permet de le fonder, tiennent à cette hésitation entre l’être et l’avoir qui sont les deux seules modalités, pour l’homme, d’accès à soi-même. Lorsque Proudhon écrit en 1840, dans son premier ouvrage, « la propriété, c’est le vol ! », il entend par cette formule que le capitalisme, fondé sur le droit d’user et d’abuser de ses biens, instaure un clivage entre le capital, entendons la propriété privée des richesses, et le travail, comprenons la pratique sociale commune de l’humanité. En s’appropriant les richesses du travail, le propriétaire, ou encore le capitaliste-entrepreneur, se situe hors de la communauté des travailleurs, les travailleurs salariés, à la suite d’une ruse de l’histoire ou d’une manœuvre de l’homme. En ce sens, la propriété, c’est le dol, et non simplement le vol, une fraude qui va entacher le contrat moral passé entre les hommes. Et l’on sait que, pour le Code civil, le dol est une cause de nullité de la convention lorsque les manœuvres d’une partie sont telles qu’il apparaît au juge que, sans ces manœuvres, l’autre partie n’aurait pas contracté.

Comme on le voit, la question de la propriété qui affecte le langage aussi bien que le droit, et, par conséquent, la société tout entière, met en cause la légitimité d’un acte par lequel un homme s’approprie, et donc fait sien, une partie de l’espace commun ou des objets qu’il recèle, et une partie du temps commun par l’usage durable qu’il fait de ces objets. Ce mouvement centripète d’appropriation, comme une main qui se referme sur l’objet convoité et qui se ramène vers la poitrine, est exactement contraire au mouvement centrifuge de donation : la main qui s’éloigne de la poitrine et qui s’ouvre vers autrui. Et l’on comprend que, pour les religions, pour la philosophie, pour la politique, ce geste d’appropriation qui ramène à soi ce qui pourrait appartenir aux autres, ou du moins être partagé avec eux, ait causé des difficultés, tant pour des raisons morales que pour de raisons sociales. En clair, la propriété, en tant que résultat d’un acte d’appropriation, n’est-elle pas une usurpation ou un coup de force qui, en tant que tel, menace d’entraîner d’autres coups de force, la société n’étant plus dès lors fondée que sur des rapports de violence ? Ce serait là une constante de l’histoire, sans doute parce que c’est la constante la plus sûre de la condition humaine. On connaît le sentiment de Pascal qui témoigne de son réalisme puisqu’il admettra qu’il vaut mieux ne pas trop sonder les fondements de l’édifice social.

« Mien, tien. – Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; c’est là ma place au soleil. Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre ».

Car le même Pascal ajoute, de l’injustice des lois humaines et, donc, de celle du tien et du mien :

« La coutume fait toute équité, par cette seule raison qu’elle est reçue ; c’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramènera à son principe l’anéantit ».

Et encore, à propos du peuple :

« Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation ; elle a été introduite autrefois sans raison ; elle est devenue raisonnable ; il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement si on ne veut pas qu’elle ne prenne bientôt fin »[1].

Si la distinction du tien et du mien, qui a toujours fait le jeu du « mien », est la source de l’usurpation en tant que le propre va dorénavant s’imposer au commun, et la propriété à la communauté, il faut trouver un moyen, soit d’occulter cette distinction ainsi que « la vérité de l’usurpation », avec Pascal, soit de la justifier, en faisant du pouvoir de possession un droit de propriété. Comment passer de la possession de soi-même à la propriété des biens sans que cette possession ne vienne à posséder l’homme lui-même, à l’image de l’avare qui, d’Aristote à Molière ou Balzac, est plus possédé par son argent qu’il ne le possède véritablement ?

J’envisagerai la question à partir de quatre philosophes, deux anciens et deux modernes, qui me paraissent avoir complètement délimité le champ du problème, quelles que soient les modifications que l’on doive faire subir aujourd’hui à leurs thèses, en ces temps de mondialisation où la propriété privée a terrassé la propriété collective des moyens de production, pour reprendre le vocabulaire traditionnel des marxistes.

Si nous remontons au « commencement » ou, comme dit encore Pascal, au « principe » qui est le « fondement mystique » de la coutume, ici en l’occurrence de la propriété, nous ne trouvons guère que le fait brut de la possession de la terre par des peuples divers. Ici, comme ailleurs, le fait précède le droit, ou encore la force, la justice. La difficulté philosophique, de Platon et d’Aristote à Locke et à Rousseau, consiste à expliquer, plus encore à justifier, le passage du fait au droit, du fait de la possession au droit de propriété. Or, nous n’avons guère d’assurance en ce qui concerne la recherche des origines. Pour beaucoup d’anthropologues, la propriété privée aurait précédé la propriété collective, et donc le propre aurait toujours eu une préséance sur le commun. Dans La cité antique, Fustel de Coulanges soutenait même que « la vie en communauté n’a jamais pu s’établir chez les Anciens »[2]. Pour d’autres penseurs, Marx en tête, c’est la propriété collective qui aurait été première ; on serait passé insensiblement à la propriété privée par un processus continu d’individuation. Quel que soit le postulat choisi – primat de la propriété individuelle ou primat de la propriété collective – on ne justifie pas pour autant le passage du fait (social) au droit (juridique et moral). Car on peut aussi bien penser l’évolution du communisme primitif vers la propriété privée comme une chute, ce qui soulève la question épineuse du progrès[3], ou, au contraire, l’évolution de la propriété privée à la propriété collective, donc au communisme, comme un progrès. Le temps ne fait ici rien à l’affaire. Il faut plutôt choisir le modèle théorique qui justifierait la pratique humaine du tien et du mien, c’est-à-dire le pouvoir légal et légitime de la propriété.

C’est ce que fait Platon dans la République, qui est le premier ouvrage à mettre en question la propriété en même temps qu’il cherche à fonder la politique. Le lien entre les deux sera évidemment l’économie, ou plutôt l’oikos, la « demeure » qui va donner un statut à l’être humain. On sait que Platon cherche à établir ce qu’est la justice, dans sa triple dimension politique, éthique et cosmique puisque la loi, qui seule est juste, commande aussi bien le cosmos que l’homme et la cité. Pour l’approcher, Platon s’appuie sur la notion d’« œuvre propre » ou de « fonction propre », celle que remplit chaque être ou chaque chose. Ainsi on ne peut voir que par les yeux et entendre que par les oreilles, la fonction propre de l’œil étant de voir comme celle de l’oreille d’entendre. De même, la fonction de tel animal, par exemple le cheval, ne peut être accomplie que par cet animal tout comme la taille de la vigne ne peut être convenablement faite que par la serpette appropriée, celle qui a donc la « propriété » d’elle-même en tant qu’elle est adaptée à sa fonction, tailler la vigne, ce que ne font pas le couteau ou la hache.

Dans la cité, il en va de même. Chaque homme doit faire « le métier qui lui est propre » (to autoû ergon, 369 e), comprenons simplement, « son » métier, car toute fonction liée à une finalité déterminée est « propre » ou « particulière » (353 d). Il y a ainsi, pour chaque être et pour chaque chose une fonction propre (ekastou pragmatos ergon, 353 b) que chacun doit connaître et respecter pour que la chose ou l’être se réalisent et atteignent leur but. De même qu’on ne réussit un acte qu’avec l’instrument approprié, un homme ne réussit sa vie qu’en accomplissant son œuvre propre, ou encore qu’en s’appropriant à lui-même. La propriété de soi-même est donc, pour Platon, l’identité de soi-même, en termes modernes, son authenticité, ce qui fait qu’il est propre à quelque chose, et non, comme nous disons, propre à rien. C’est pourquoi Platon débouche sur une théorie de la justice qui est celle d’une appropriation de soi-même :

« Et par conséquent, en ce sens encore, la possession de ce qui nous est propre (he tou oikeiou hexis) autant que l’accom-plissement de notre propre tâche (te kai eautou te kai praxis), on s’accorderait à dire que c’est la justice » (433 e 12).

On notera que, dans ce texte, Platon utilise le terme d’oikeios pour désigner « ce qui nous est propre », terme apparenté à oikos, « la maison », « le chez-soi », d’où nous avons tiré le terme moderne d’« économie ». Mais il emploie au même moment le terme d’hexis, « la possession », ce qui donnera, par le biais du latin habere, « avoir », l’habitus, c’est-à-dire « le mode propre d’être », et enfin « le mode d’habiter », comme on le voit de Saint-Thomas à Pierre Bourdieu. La justice est par conséquent la propriété de nous-mêmes, l’accomplissement de notre bien propre ou de ce que nous sommes en propre, à ce titre notre habitude de vie, en tant que nous sommes une certaine façon de nous insérer dans le monde et de l’habiter. Dans toute habitude il y a un « habiter » et dans tout habiter il y a un « avoir », habere, qui se confond à la limite avec un « être ».

C’est pour cela que l’opposition reçue entre l’ordre de l’« être » et l’ordre de l’« avoir » est peu satisfaisante : car l’avoir et toujours un avoir-être ou un avoir-été. « J’ai été jeune » signifie, non pas que je ne le suis plus, dans cette union des deux auxiliaires, mais que je suis parvenu à un âge tel que je puis, en me retournant vers mon passé, savoir qui je suis aujourd’hui. Et ce « je suis », cet être donc, n’est que toute la somme de tout ce que j’ai eu dans mon expérience, l’avoir – ou la possession – n’étant rien d’autre que l’intégration dans un être de tout ce qui lui vient du dehors. Ce qu’il a acquis forme son habitus, en un mot sa façon de vivre habituelle. Heidegger a retrouvé cette étymologie grecque et latine en allemand lorsqu’il remarque, dans Bâtir habiter penser (1951), que bauen signifie à l’origine « habiter », mais en même temps « « être ». Ich bin, « je suis », est le même mot que bauen, buan, bhu, beo. Par là-même, ich bin, « je suis », veut dire « j’habite », la façon propre dont je suis en tant que j’habite la terre. Être homme, on le voit, c’est avoir une habitation, ou encore, comme l’écrit Heidegger, « être sur terre comme mortel, c’est-à-dire habiter »[4]. Et comme habiter, c’est posséder une habitation, habiter ou être, c’est posséder un droit de propriété sur cette habitation. Pour le dire à la façon de Proudhon, la propriété, cette fois, c’est le sol.

C’est ce que mettra en pratique Aristote quand il s’interrogera sur le droit de propriété au livre premier de la Politique. Si Aristote annonce Marx en faisant l’hypothèse que les membres des sociétés primitives possédaient le sol en commun, ainsi que tous leurs biens, ce qui ne l’empêche pas de critiquer la « possession commune » de la cité platonicienne, la fameuse communauté des femmes, des enfants et de biens, il suit cependant son maître quand il affirme que « la propriété », l’oikia, est une possession d’instruments en vue d’assurer la vie propre d’un être. Mais là où Platon utilisait un paradigme artisanal, en avançant que l’œuvre propre est celle de l’artisan ou de l’ouvrier qui accomplit sa fonction, Aristote, en bon fils de médecin, utilise un paradigme biologique : « La chose dont on est propriétaire est un instrument en vue d’assurer la vie, et la propriété dans son ensemble une multiplicité d’instruments »[5]. Mais alors que les simples instruments, ou les outils, sont des instruments, ou des outils, de « production », poiesis, la propriété véritable est un instrument d’« action », praxis. Avec une navette, qui est un instrument à tisser, on produit un vêtement ; avec ce vêtement, qui est ma propriété, je puis agir, c’est-à-dire en faire usage. Or la vie est action, pour Aristote, et action politique au plus haut degré, praxis politique donc, et non pas production, poiesis économique.

Il en résulte que la propriété, entendue comme possession de soi-même et des biens d’usage qui contribuent à cette possession, relève de la politique plus que de l’économie stricto sensu. Aristote préfèrera l’économie domestique à la chrématistique parce que la première, l’ergasia autophutos, « l’activité productrice qui ne dépend que d’elle-même », est naturelle et légitime en ce sens qu’elle permet de protéger la vie et de conduire au Bien[6]. La propriété, ktèma, est un don de la nature aux êtres vivants afin qu’ils puissent se conserver et se reproduire. C’est ainsi que les animaux larvipares produisent pour leurs petits une quantité de nourriture qui leur permet de subsister jusqu’à ce qu’ils se la procurent eux-mêmes. Quant aux animaux ovipares, ils possèdent en eux-mêmes une provision de nourriture destinée aux petits, le lait. Si nous généralisons ces traits, nous devons admettre, écrit Aristote, que les plantes existent pour les animaux, les animaux pour les hommes, et finalement la richesse de la terre pour l’humanité entière. Le droit de propriété est ainsi fondé en nature, dans la finalité propre à la vie, parce qu’il permet aux hommes, en acquérant les biens qui leur sont propres, de parvenir à une vie bonne.

En clair, la finalité biologique de la nature (vivre) se prolonge dans la finalité économique (produire des biens pour vivre), puis en finalité politique (le droit juridique de propriété) et même en finalité éthique, « vivre en vue du bien », pros agathen zoen (1257 b), ou, plus simplement, « vivre heureux ». La propriété naturelle est la condition indispensable pour atteindre le bonheur. Grâce à elle, l’homme ne se contente plus seulement de « vivre », to zen ; il réussit à « vivre selon le bien », to eu zen (1258 a ; cf. 1252 b). Voilà pourquoi Aristote récuse la mise en commun de tous les biens, le communisme platonicien, au profit de la propriété privée. Elle est préférable si l’usage de ses fruits, au lieu d’être égoïste, est rendu commun car, selon l’adage pythagoricien que citait déjà Platon, « entre amis tout est commun ». La propriété personnelle, en même temps qu’elle permet aux citoyens de s’enraciner dans le sol et de profiter des fruits de la terre, les conduit à se distinguer dans la cité en tant que pluralité tout en se prêtant à une action commune. Cette doctrine équilibrée sera celle des Pères de l’Église et, après eux, de St Thomas qui se réclamera explicitement d’Aristote.

Bien que les auteurs modernes, Locke, Rousseau ou Marx, plus près de nous Léo Strauss ou Hannah Arendt, restent dépendants des catégories grecques (économie/politique, praxis/poiesis, commun/propre), la rupture décisive avec l’Antiquité tient, dans la question de la propriété, à l’invention de la catégorie du « travail ». Aucun auteur ancien ne considère le travail comme un facteur d’humanité, que l’on entende ce terme en tant qu’hominisation ou humanisation. Le travail ne concerne que les animaux, les esclaves ou, selon la célèbre anticipation d’Aristote, les machines – il prend l’exemple des « navettes » – du moment qu’elles marcheraient toutes seules. Parce que le travail est lié à la vie, ou à la survie, il ne permet pas d’accéder à la vie « bonne », qu’elle soit celle du citoyen (praxis) ou celle du philosophe (theoria). Encore une fois, et même si Platon privilégie le paradigme artisanal en un sens idéaliste – le dieu-artisan du monde dans le Timée – la poiesis, la production économique, reste le plus bas degré des activités humaines, en dessous de la praxis et la theoria, c’est-à-dire la vie publique et la spéculation philosophique.

C’est Locke qui fait du travail l’origine de la propriété et, avec elle, de la société, en ouvrant la voie aux économistes anglais, Adam Smith notamment, et à Marx qui fera allégeance aussi bien à la lignée anglaise qu’à la lignée aristotélicienne. Depuis Rome, la propriété était en Europe une catégorie strictement juridique ; elle va devenir une catégorie économique et, plus étonnant, morale, puisqu’on va la juger juste ou injuste, bonne ou mauvaise. La tradition grecque et romaine, puis chrétienne, décriait le travail ou l’associait à la souffrance de la condition humaine. Mais, dans les Temps modernes, l’éloignement de Dieu puis sa mort annoncée par Nietzsche, ainsi que la sécularisation croissante des sociétés, vont mettre l’homme à la place centrale, et, au cœur de l’humanisation de l’homme, l’activité économique. C’est dorénavant le travail, et non plus la rationalité avec les Grecs ou la grâce avec les chrétiens, qui va définir l’humanité dans son opération de maîtrise de la nature. La question sera de savoir ce qui justifie le passage de la jouissance commune de la terre, accordée par Dieu, à son appropriation par un seul individu.

Locke, dans le Second traité sur le gouvernement civil de 1690, prend l’exemple de la cueillette. C’est là une activité physique qui permet de nourrir les hommes d’une communauté donnée. L’appropriation des fruits, lors de leur consommation, est fondée sur une acquisition première : l’acte de détacher les fruits de la branche. Ce que Locke nomme « le travail de notre corps », en le distinguant de « l’œuvre de nos mains », distinction qui forme la trame de l’analyse d’Hannah Arendt sur la condition de l’homme[7], c’est l’activité physique qui permettra l’usage de l’objet et sa consommation pour entretenir la vie. Ce qui fonde donc le droit de propriété, c’est la dépendance de la chose produite par le travail envers celui qui l’a faite : le travailleur. C’est ce qu’on appelle en anglais le maker’s argument : à l’image de Dieu, l’homme connaît ce qu’il a fait parce qu’il l’a fait sur un modèle initial. Mais comme le travail n’est pas simplement l’imposition d’une forme à une matière, selon la description aristotélicienne, mais la création d’un objet nouveau, cet objet appartient à celui qui l’a produit. La valeur économique est désormais mesurée par le seul étalon du travail. Locke écrira ainsi que « c’est le travail qui donne à toute chose sa valeur propre »[8] et qui, par conséquent, est l’origine légitime de toute propriété. C’est dans la même perspective qu’Adam Smith fondera la richesse des nations sur la valeur d’échange produite par le travail. Cette nouvelle vision économique du monde, qui succède à une vision théologique ou morale, revient à placer dans l’individu le lien continu et progressif de la vie, de la liberté et des biens matériels sous la forme de la « personne ». Ce que chacun de nous possède en propre, c’est à la fois son identité personnelle (son nom « propre » qu’exprime encore le « je » grammatical) et la propriété des biens qu’il a produits par son travail.

L’originalité de Locke tient en ce qu’il unit la détermination de la propriété privée comme prolongement du corps propre et la détermination de la personne comme appropriation de soi. Le terme de « personne », emprunté aux juristes, signifie « un être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion et qui peut se consulter soi-même (self) comme soi-même (as itself), comme une même chose qui pense en différents temps et en différents lieux »[9]. Au fond, Locke fait de l’homme l’origine du travail, du travail, l’origine de la propriété, et de la propriété – comme self qui reprend en un nouveau mode l’« œuvre propre » de Platon – l’origine de la personne :

« Je regarde le mot « personne » comme le nom de ce « soi » (self). Partout où un homme trouve ce qu’il appelle lui-même, je crois qu’un autre peut dire que là réside la même personne. Le mot « personne » est un terme du Barreau qui approprie (appropriating) des actions et le mérite ou le démérite de ces actions ; et qui par conséquent n’appartient qu’à des agents intelligents capables de droit, de bonheur et de misère » (II, XXVII, 26).

La personne comme self est l’être qui s’approprie à lui-même en tant que sujet de droit, et à ce titre l’être qui a le droit de s’approprier ce qu’il a lui-même fabriqué. Le droit de propriété n’est finalement rien d’autre que le droit de la personne. « La justification principale de la propriété », conclut Locke, se trouve dans l’homme « parce qu’il est son propre maître et le propriétaire de sa personne, de ce qu’elle fait et du travail qu’elle accomplit ». Nous assistons là à l’émergence commune de la personne juridique, comme sujet de droit, et de la propriété, comme résultat du travail de la personne.

Rousseau sera la dernière étape majeure sur la voie de la justification de la propriété avant sa critique radicale par Marx. On connaît sa contestation symbolique, d’ordre religieux, de la propriété privée au début de la seconde partie du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes :

« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile ».

On oublie souvent que cette critique de la propriété qui reprend, à travers Pascal, la critique chrétienne de l’enrichissement et de l’attachement aux biens terrestres, n’est qu’un artifice rhétorique destiné à montrer les abus de la société civile comparés au bonheur originel de l’homme avant la chute. La propriété, en ce sens, signe l’acte de naissance de l’état civil en même temps que l’acte de naissance de l’homme. Elle n’est pas née d’un coup dans l’esprit humain, à l’image de la chute d’Adam lorsqu’il s’est approprié le fruit de l’arbre de la connaissance ; elle s’est développée au contraire d’âge en âge pour former, sur les ruines d’un état de nature idéal, l’histoire de l’état civil. À l’image de Platon et d’Aristote, Rousseau voit dans l’établissement des familles, avec l’économie domestique, l’apparition d’une propriété primitive qui entraîne déjà plusieurs conflits. Et c’est cette propriété familiale qui a fait naître l’amour conjugal et l’amour paternel dans un monde social plus sédentaire. La civilité est invinciblement liée à la propriété, donc au démembrement de l’état de nature, et, par là, à l’apparition du droit et de la justice. Car, selon la formule de Locke que cite ici Rousseau, « il ne saurait y avoir d’injure où il n’y a pas de propriété ».

Dès que la propriété s’instaure, à partir de la division du travail, comme dans la cité platonicienne, les hommes ont besoin les uns des autres du fait de leur fonction propre qui leur interdit de tout faire, et ils en viennent à distinguer le tien du mien : « l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire », écrit Rousseau, et les forêts se changèrent en campagnes cultivées au milieu desquelles allait se développer la civilisation. La culture et la propriété marchent donc de pair, non seulement parce que la propriété du sol est la première forme de culture, mais aussi parce que la culture au sens large, comme création d’un monde d’œuvres, n’est possible que dans des sociétés fondées sur la division du travail et la division de la propriété.

De la culture de la terre s’ensuivit naturellement le partage des terrains, et des règles de propriété (on pense au travail des arpenteurs égyptiens pour refaire le cadastre après chaque décrue du Nil), les règles de justice. Aussi Rousseau, comme Locke, discerne l’origine de la propriété dans le travail – il dit : « la main d’œuvre » – qui permet à l’homme de « s’approprier les choses qu’il n’a point faites ». La possession continue du sol se transforme juridiquement en propriété. Telle fut, conclut Rousseau, l’origine de la société qui, de façon toute pascalienne, fixa à jamais le droit de la propriété et, parallèlement, de l’inégalité, faisant ainsi « d’une adroite usurpation » – on retrouve le mot de Pascal – « un droit irrévocable ». Le droit de propriété n’est donc pas « naturel » au sens d’un don de la nature ou de Dieu, mais bien « conventionnel », ou encore « institutionnel ». Dieu a donné aux hommes la terre, avec la vie ; les hommes ont, quant à eux, institué la propriété.

Rousseau reprend le même modèle explicatif dans le Contrat social, cette fois pour montrer que les rapports de force initiaux, qui ont permis l’usurpation de la propriété, n’ont pu subsister, menacés par d’autres forces, que s’ils transforment la force en droit et l’obéissance en devoir, sous le seul régime du Droit. C’est là l’apparition de l’état civil, que salue Rousseau puisque cet « instant heureux » arrache l’homme à une nature, pure certes, mais animale, et « d’un animal stupide et borné » fait « un être intelligent et un homme ». D’un point de vue chrétien, Rousseau dénonçait la propriété qui a séparé l’homme de Dieu et des autres hommes ; mais, d’un point de vue historique, il doit saluer la substitution de la liberté civile à la liberté naturelle, et, parallèlement, la substitution de la « propriété », qui ne peut être fondée que sur « un titre positif », à la « possession », qui n’est que « l’effet de la force ou le droit du premier occupant » (I, 8).

La pensée moderne, à la notable exception du marxisme, verra dans la lignée de Locke et de Rousseau, puis des économistes libéraux en Angleterre et en France, le droit de propriété légitimé, comme l’écrit Rousseau, par « le travail et la culture » (I, 9). Paradoxale aliénation que celle du contrat social : en acceptant les biens des individus particuliers, la communauté leur en assure, par le droit, la possession légitime et change ainsi, ce qu’avait aperçu Pascal, « l’usurpation en un véritable droit et les jouissances en propriété » (I, 9). Il ne semble pas, en dépit des derniers soubresauts du marxisme, que l’histoire puisse revenir en arrière : la propriété est inscrite non seulement dans le droit et dans la société, mais aussi dans la subjectivité de l’homme. On peut, il est vrai, dénoncer avec Heidegger puis Hannah Arendt, cette exaspération de la modernité qui, dans sa rationalité technique indéfinie, met la nature à la disposition de l’homme grâce au dis-positif technique que Heidegger appelle le Ge-Stell. On peut regretter que l’homme moderne depuis Locke, et plus encore depuis Marx, ne conçoive plus son humanité que dans « le travail de son corps », inévitablement lié à la parcellisation des produits et de la propriété, en occultant ainsi d’autres dimensions comme celle de « l’œuvre de nos mains ». En toute rigueur, la sphère du travail est la sphère de l’oikos, du monde privé, et non celle de la polis, du monde public, moins encore celle du cosmos, du monde tel que le visent les œuvres. Dans son texte « Travail productif et travail improductif », un manuscrit de 1861-1863, Marx considérait que Milton, l’auteur du Paradis perdu, était socialement un « travailleur improductif » parce qu’il restait pris dans les lacets de sa subjectivité de poète. « Milton a produit Paradise lost ainsi qu’un ver à soie produit la soie : comme une manifestation de sa nature »[10].

Comme le reste des penseurs modernes, Marx n’a plus voulu voir dans l’homme qu’un animal laborans en occultant totalement le monde de l’œuvre. Tant les économistes libéraux que les économistes socialistes ont peu à peu évacué de leur champ d’investigation les œuvres humaines, celles qui ouvrent un monde de significations autonomes, au profit des productions industrielles qui inscrivent leurs producteurs dans un processus vital et technique indéfiniment répété. Il reste à savoir si la propriété des moyens de production, qu’elle soit privée ou collective, suffit à déterminer ce qui fait le propre de l’homme et ce qui révèle son vrai visage. Peut-être est-ce l’horizon du monde que nous habitons à partir des œuvres et des objets durables, et non la production de la technique, qui autorise l’homme à s’approprier réellement à lui-même.

[1] Pascal, Pensées, Br. 295, 294.

[2] Fustel de Coulanges, La cité antique, ch. VI.

[3] Marx ne s’en tire qu’en qualifiant notre histoire de « préhistoire », comme si l’homme n’avait pas encore réussi à accéder à son humanité.

[4] M. Heidegger, « Bâtir habiter penser » (1951), Essais et conférences, trad. fr. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958.

[5] Aristote, Politique, I, 4, 1253 b 30.

[6] Aristote, Politique, I, 8, 1256 a 40.

[7] H. Arendt, La condition de l’homme moderne, trad. fr., Paris, Calmann-Lévy, 1961.

[8] J. Locke, Second traité sur le gouvernement civil, § 40.

[9] J. Locke, Second Essai, II, XXVII, 9.

[10] K. Marx, « Travail productif et travail improductif », Œuvres. Économie, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1968, p. 393.

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