de Sophie Vanden Abeele-Marchal
Editions du Cerf, col. « Qui es-tu ? », 2023 (208 pages)
Oubliée ou délaissée en France durant de longues décennies, l’œuvre d’Alexis de Tocqueville a connu un regain de faveur sur fond de lutte contre l’autoritarisme et le totalitarisme, comme celle de Benjamin Constant, à partir des années 1970. Aujourd’hui, les études qui lui sont consacrées fleurissent. Après la traduction quasi-immédiate de la substantielle biographie écrite par Olivier Zunz que nous avions commentée pour la présente revue, c’est au tour de Sophie Vanden Abeele-Marchal de livrer, de manière autrement modeste, une biographie de Tocqueville dans une collection intitulée avec force originalité « Qui es-tu ? » aux Editions du Cerf.
Disons immédiatement que ce bref ouvrage à la présentation aérée se lit fort aisément, l’auteur, maître de conférences à la faculté de lettres de l’Université Paris-Sorbonne, ayant la plume agréable. Un opuscule qui peut se lire, comme nous l’avons fait en grande partie, sur sa chaise longue en profitant du réchauffement climatique.
Pour le surplus, nous ne pourrons malheureusement en prononcer le dithyrambe. Il est vrai, à la décharge de l’auteur, qu’il relevait de la gageure de verser dans l’originalité, s’agissant d’un nombre de pages assez limité pour traiter à la fois de la vie privée de Tocqueville, de sa vie académique, de ses pérégrinations ou encore de sa vie publique d’homme politique et d’écrivain. Nous dirons que ce petit livre souffre de défauts bien français, et ce n’est pas un compliment sous notre plume.
D’abord, les propos en sont convenus et ils ne seront de nature ni à choquer qui que ce soit, sauf peut-être un mélenchonien convaincu, ni à bouleverser l’historiographie, son apport étant plus qu’étique. Ainsi, l’analyse superficielle et antilibérale du prétendu « paupérisme » en atteste : « Comme outre-Manche, le libéralisme économique et l’industrialisation font naître, à côté de grandes fortunes, une classe ouvrière en proie à une misère endémique » (p. 110). Nous avions fait litière de ce mythe du paupérisme dans notre Exception française et nous nous permettrons d’y renvoyer. Mais Sophie Vanden Abeele-Marchal est manifestement trop contente de se fondre dans les descriptions tocqueviliennes des industries anglaises et américaines, fussent-elles le témoignage d’une large incompréhension. Et notre auteur de citer le passage à la Villermé des bas-fonds de la Perfide Albion (pp. 116-117).
Ensuite, et contrairement à nombre de biographies anglosaxonnes, il manque des développements suffisamment substantiels sur la philosophie politique de Tocqueville. Surtout, le lecteur ne peut qu’être frappé par le vide conceptuel qui habite l’ouvrage. Que l’on nous pardonne de citer ce bon mot cruel : tout le monde copie tout le monde, sauf le premier qui n’a rien compris… Comme souvent, pour ne pas dire toujours, dans la bibliographie française, le mot libéralisme est entendu de manière ectoplasmique. A cet égard, comme souvent, pour ne pas dire toujours, le cas Guizot se retrouve en première ligne. François Guizot aurait initié Tocqueville au libéralisme sous la Restauration (p. 54) ; à la fin de cette dernière, en 1830, juste avant la chute du régime, la Chambre était dominée par une « majorité libérale » (p. 58) ; puis, « un petit groupe de députés libéraux menés entre autres par Adolphe Thiers » aurait improvisé un changement dynastique (p. 60) ; Tocqueville va partager « un héritage doctrinal profondément libéral » avec Royer-Collard (p. 67). L’auteur parle encore des « libéraux doctrinaires » (p. 82). Quant à Odilon Barrot, il cherche sous la monarchie de Juillet « à construire une opposition parlementaire libérale » (p. 130). Mais Guizot – revenons à lui – semble oublier son libéralisme lorsqu’il se trouve au pouvoir et il devient de fait « conservateur » (pp. 161 & 177). Et, toujours sous la monarchie de Juillet, au début des années 1840, les « libéraux conservateurs » menés notamment par le même Guizot représentent une partie de la droite (p. 167).
Comme souvent, pour ne pas dire toujours, l’explication de cette bouillie conceptuelle tient à une dichotomie – ici implicite – entre le – mauvais – « libéralisme économique », cause, on l’a vu, d’une misère ouvrière endémique, et le – bon – « libéralisme politique », dont Royer-Collard serait l’ « autorité d’étendard » (p. 140).
Il reste à l’auteur, dont toute critique semble absente à l’égard de Tocqueville, même s’agissant de ses visées colonialistes (pp. 118 s.), à nous parler du discours sur le « droit au travail » en sa qualité de représentant le 12 septembre 1848 (pp. 178-179). En effet, si Sophie Vanden Abeele-Marchal ne peut en faire l’impasse, le sujet est expédié en un paragraphe avec mention comme en passant du terme socialisme, un terme seulement cité en quelques occurrences dans le livre (pp. 67, 144, 172, 178 & 183). De manière plus générale, si l’auteur insiste sur les thèmes de la démocratie et de l’égalité des conditions, l’égalitarisme honni par Tocqueville ne reçoit pas le même traitement. On n’est jamais trop prudent…
Alors que le traitement de l’immense Ancien Régime et La Révolution reçoit étrangement la portion congrue (pp. 183 s.), c’est surtout le second volume de La Démocratie en Amérique qui se trouve analysé. Mais il n’est pas sûr qu’un lecteur peu informé saisisse vraiment les propos sur l’individualisme dont Tocqueville conserve aujourd’hui encore une conception très particulière et piégeuse, et dont l’auteur ne nous dit pas clairement qu’il s’agit en fait sous sa plume de l’égoïsme du citoyen. Certes, le parallèle avec le discours sur la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes de Benjamin Constant est bien venu, mais de manière là encore succincte et parcellaire (p. 154).
Concluons sur une note plus positive même si, une fois encore, elle n’est pas originale : ce petit ouvrage permet de manière synthétique de comprendre les raisons pour lesquelles le très tourmenté Tocqueville restait un aristocrate d’instinct tout en étant devenu un démocrate par raison.