de Oded Galor

Denoël, 2022 (320 pages)

Dresser la fresque du progrès de l’humanité, et notamment comprendre le processus du développement économique, présente toujours un côté attrayant par la révélation d’une explication globale embrassant de nombreux siècles. Toutefois, le risque est de se fourvoyer dans des explications réductrices qui s’avèrent finalement assez peu éclairantes. Le pari est osé, la démarche héroïque, mais l’entreprise pas toujours couronnée de succès.

Le Voyage de l’Humanité d’Oded Galor participe à cette entreprise globale de la compréhension des sources du développement économique. Son auteur est professeur d’économie à la Brown University. Il est l’inventeur de la théorie de la croissance unifiée, qui s’inscrit dans une démarche macro-historique s’appuyant sur les phénomènes de long terme pour expliquer le développement économique et les dynamiques divergentes de développement. Cet ouvrage vient donc à la suite d’autres contributions plus ou moins récentes, qui insistent sur les institutions de la liberté permettant l’accumulation du capital, le développement du travail et des échanges (Hoppe, 2021). McCloskey (2022), reprenant en partie son argumentation élaborée dans d’autres ouvrages (McCloskey, 2016), et tout en dénonçant les limites de l’approche néo-institutionnelle, souligne l’importance des vertus bourgeoises, d’une éthique bourgeoise, laquelle consiste notamment en la prudence, la tolérance, le respect, la considération de l’autre, etc. Ce qui fait écrire à McCloskey, “The original and sustaining causes of the modern world … were ethical, not material” (Ibid,, p. XXXI). La dimension matérielle du progrès économique n’est que la courroie de transmission d’un mouvement plus profond. Quant à North (1990, p. 118), il place au cœur du processus du développement économique les institutions, instruments de réduction de l’incertitude, qui fournissent alors un cadre d’échange et de spécialisation relativement stable pour les acteurs économiques. North (2005) revient sur l’importance de l’incertitude et la nécessité de sa maîtrise par les individus qui élaborent des « échafaudages », mobilisant des croyances et des perceptions, et la culture (Ibid., p. 14). Le processus de développement repose donc sur une dimension cognitive ; ce modèle vient enrichir l’approche néo-institutionnelle classique, et ce faisant en dénonce les limites en soulignant son caractère relativement rustre. Bien évidemment d’autres travaux comme ceux de David Landes (2000) et Joel Mokyr (2020) auraient pu être mentionnés.

Voyage de l’Humanité s’inscrit donc dans un contexte où de nombreuses contributions ont déjà défloré le sujet. L’ouvrage s’articule autour de deux grandes parties. La première intitulée l’Odyssée humaine s’intéresse aux conditions de décollage économique de l’humanité, les conditions de la prospérité. La deuxième partie traite des origines de la richesse et des inégalités. Galor précise dans son introduction que cette seconde partie de l’ouvrage consistera en l’examen des « facteurs institutionnels, culturels, géographiques et sociétaux qui ont émergé dans un lointain passé et propulsé les sociétés sur des trajectoires historiques distinctes, qui les ont arrachées à la stagnation à des périodes différentes et ont creusé les écarts de richesse entre les nations » (p. 15).

L’approche du développement économique de Galor relève d’une conception « mécanistique » du changement et repose sur des influences mathématiques assumées (p. 53), avec la mobilisation de la théorie des bifurcations, des processus avec des altérations mineures qui produisent des transformations importantes, des notions de courant de fond (ce qui lui permettra d’écarter l’importance de certains facteurs au profit d’autres). Cette influence mathématique donne la tonalité d’ensemble d’une démarche où l’automaticité des mécanismes de transmission peut être aisément mise en équation. Cette « mécanique » du progrès se traduit d’ailleurs par l’illustration graphique fournie par des roues du changement. Certes, il s’agit d’une illustration, qui a sans doute des finalités pédagogiques pour le lecteur, mais qui en dit long tout de même sur l’interprétation qui peut en être donnée en termes d’ingénierie sociale. En effet, ces roues écrasent les hommes sous le poids de facteurs (p. 244) qui leur échappent. Au-delà d’une conception du changement qui se veut didactique, la démarche de l’auteur traduit aussi quelques certitudes. Ainsi, les représentations graphiques et les régressions économétriques – reposant sur des statistiques qui pour certaines décrivent des périodes remontant à plus de 500 ans et sont utilisées à des fins comparatives entre plusieurs pays – peuvent laisser songeur pour qui s’est déjà frotté à la constitution de bases de données sur longue période ! Mais la mécanique de la démonstration emporte avec elle les exigences d’une certaine prudence que doit avoir tout chercheur concernant la fiabilité des sources mobilisées. En somme, les roues du changement, telles qu’elles sont modélisées, tournent et les engrenages écrasent les spécificités et les subtilités du raisonnement. La démonstration s’appuie sur un ensemble de publications de l’auteur notamment, mais pas seulement. Cela pose la question de leur cohérence théorique et de la possibilité de pouvoir bâtir une explication globale, ou unifiée, de la prospérité et de changements de trajectoire fondée sur des cas d’étude circonscrits. Comment peut-on par exemple intégrer les enseignements de travaux du courant institutionnaliste pour ensuite expliquer que les dimensions institutionnelles pèsent peu finalement dans l’explication globale ? Raisonner par éléments présente-t-il un sens si le modèle consiste en un tout unifié ? Dit autrement peut-on penser le tout unifié par une analyse des parties aux influences théoriques hétérogènes ?

Quelle est la structure du modèle général proposé par Galor ? L’auteur distingue deux types de (sous-)modèles pour expliquer le voyage de l’humanité : un premier qui décrit comment les sociétés ont été placées sur l’orbite de la prospérité (le modèle central) et un second, qui décrit de quelle façon les sociétés ont été orientées sur des chemins différents (le modèle périphérique). En conséquence, le lecteur aura compris que les facteurs institutionnels (les facteurs sont assimilés à des roues ou plutôt des engrenages), culturels, sociétaux et géographiques sont considérés comme des facteurs secondaires, ce qui fait peu de cas de nombreuses contributions académiques sur le sujet. Toutefois, aucune justification n’est avancée pour soutenir cette architecture d’ensemble et pour avoir introduit une forme d’hermétisme entre les différentes roues qui composent les différents modèles (les effets d’interaction sont limités, tandis que les effets de rétroaction sont peu considérés). Certes, un modèle reste une simplification de la réalité, mais quelques illustrations probantes auraient été les bienvenues pour soutenir la démarche.

Mais alors quel est le mécanisme au cœur du processus de prospérité ? La force motrice du modèle repose sur le développement démographique et le jeu qu’il entretient avec le progrès technique. Bien évidemment, les conditions de l’émergence du progrès technique et les prérequis institutionnels ne sont guère étudiés et restent en arrière-fond. Ils restent dans un angle mort de l’analyse, bien commode pour mieux en faire ressortir la dynamique démographique. Pendant de nombreuses années, l’humanité s’est perdue dans la stagnation que caractérise la trappe malthusienne. En somme, les progrès techniques sont utilisés pour accroître la taille de la population, tout en la laissant dans une situation précaire et exposée aux revers que peut réserver la nature. Le véritable décollage se produit lors d’un fameux point de bascule, celui où les progrès techniques permettent d’atteindre une taille critique de la population qui va permettre l’émergence de nouveaux progrès (maîtrise de la vapeur, mécanisation des process de production, utilisation de l’acier, électricité, moteur à combustion…), qui vont s’accompagner de la spécialisation des tâches productives et du développement du commerce. Avec l’accroissement de la population, c’est aussi un changement dans la qualité de ladite population qui se produit. Le mouvement vers la prospérité peut alors s’appuyer sur un accroissement du capital humain, car là réside le changement majeur. L’alphabétisation progressive de la population (p. 70), la démocratisation et la massification de l’investissement éducatif permettent à terme de disposer de personnes formées, instruites, et en meilleure santé (p. 78). La démonstration concernant tout l’intérêt qu’ont les familles à envoyer les enfants à l’école et non à l’usine ou aux mines, s’appuie sur les mécanismes de prix et revenu et s’avère éclairante (p. 86). L’explication réfute ainsi la vulgate marxiste de l’exploitation des enfants et l’effet de mesures sociales. Cette meilleure qualification des travailleurs permettra ensuite de nouvelles vagues d’innovation et de progrès comme l’imprimerie, la musique, le cinéma, la poste, le téléphone, l’informatique, les voitures, les avions, etc. (pp.  110 et 117). La dynamique de la prospérité est enclenchée.

Le modèle de croissance de Galor s’appuie donc sur une mécanique démographique, qui a dû vaincre la trappe malthusienne, et qui a pu être initiée grâce à la dynamique du capital humain. Mais il n’interroge nullement les conditions institutionnelles, notamment celles de la liberté, qui l’ont permise ce qui constitue une faiblesse majeure du raisonnement. Enfin, à peine le constat établi du formidable succès de l’odyssée humaine, Galor tombe dans une forme de pessimisme classique, concernant la désindustrialisation, l’existence d’inégalités, et la destruction de l’environnement (chapitre 6). Ces effets et leurs origines peuvent être discutés. Galor préfère les imputer à la dynamique vers la prospérité sans plus argumenter. On notera aussi la qualification du manifeste du parti communiste comme un des livres des plus influents de l’histoire de l’humanité, sans aucune démonstration, ce qui laisse perplexe le lecteur (p. 78). Cela n’empêche pas l’auteur de le critiquer dans les pages suivantes en dénonçant les erreurs d’interprétation manifestes. Galor, plus fort que Marx et Engels réunis !

La deuxième partie de l’ouvrage part du constat de l’existence d’inégalités et de chemins différents. Des pays réussissent mieux que d’autres, tandis que d’autres encore échouent. Un premier facteur réside dans la spécialisation du commerce international. En somme, Galor ne voit pas nécessairement l’échange comme une source d’enrichissement mutuel. Il peut être générateur d’inégalités. En effet, il y aurait des spécialisations gagnantes et des spécialisations perdantes selon l’influence des facteurs géographiques et culturels (p. 151) susceptibles de plus ou moins renforcer l’accumulation du capital humain, source ultime de la richesse. La conception de la dimension culturelle chez Galor se limitant à une orientation vers le futur, à la prise de risque, fera sans doute au mieux sourire ceux qui travaillent sur cette dimension (voir le numéro spécial du Journal of Institutional Economics, Vol.18, n°1, 2022). Par ailleurs, la colonisation serait également un facteur crucial qui aurait renforcé le déséquilibre entre les nations, en conduisant les colonisés à des spécialisations perdantes et renforçant les colonisateurs par des spécialisations gagnantes. Il s’agit sans doute ici d’une vision partielle et partiale de l’histoire qu’on ne discutera pas plus en avant.

Par ailleurs, l’analyse de Galor fait peu de cas du facteur institutionnel qu’il évoque comme une empreinte. Il reprend notamment la dichotomie d’Acemoglu et Robinson concernant les institutions extractives et inclusives (pp. 154-155). Le rôle des droits de propriété, de l’état du droit, de l’esprit d’entreprise sont évoqués sans être véritablement analysés et étayés. En effet, cette dimension est traitée en 20 petites pages. Quant au traitement de l’origine des institutions, il est traité en quelques paragraphes pour mieux la conditionner à des effets géographiques, sociétaux et culturels. Le lecteur aura compris qu’il ne s’agit pas ici du facteur principal qu’il convient d’analyser.

Comme pour l’influence des facteurs institutionnels, les facteurs culturels font l’objet d’un traitement rapide et peu convaincant. L’évocation de valeurs, de droits de propriété et de préférences (p. 178) qui seraient suivies par les populations sans que cela n’ait été la finalité première fait référence de manière évidence à l’ordre spontané d’Hayek (1995), qui n’est pourtant pas cité, et restent peu détaillés. Pour Galor, l’analyse de cette dimension culturelle est renvoyée à des déterminants démographiques et écologiques, ce qui permet, comme pour les facteurs institutionnels, d’éviter de préciser les facteurs propices à la prospérité et ceux qui ne le sont pas. Cela permet aussi à l’auteur de conclure à leur faible influence (p. 225).

Le dernier facteur évoqué est celui de la géographie. Et pour Galor, ce facteur pèse lourd dans la détermination de la richesse. En effet, la géographie permet de montrer l’importance par exemple des conséquences de certains parasites (mouche Tsé-Tsé qui empêche de disposer d’un cheptel important du fait de la maladie qu’elle véhicule), les concentrations de pouvoir avec la détention des terres qui limitent les libertés, mais également la connectivité entre les territoires (permettant leur intégration plus ou moins aisée et favorisant l’innovation par l’accroissement du capital humain) sur la prospérité. De même, les sociétés productrices de blé seraient plus individualistes, tandis que celles qui produisent du riz seraient favorables à une organisation collective car exigeant des formes plus avancées de coopération de la part de la population. Galor montre aussi que selon le type de production agricole, la levée de l’impôt est plus ou moins facile, ce qui conduit à des structurations particulières du pouvoir (p. 220). Le lecteur doit comprendre ainsi que dans le modèle périphérique, l’élément crucial est la géographie, lequel détermine à la fois les dimensions culturelles et institutionnelles, dont le pouvoir explicatif s’en trouve éminemment réduit.

Alors que le modèle central s’appuie sur l’élément démographique et le modèle périphérique sur l’élément géographique, et qu’il existe une interaction entre ces deux éléments, Galor considère en fait que la clé de la prospérité et de la richesse réside dans le pouvoir de la démographie dans des territoires donnés. A cet égard, le chapitre 12 constitue un chapitre qui illustre bien son propos, mais qui est à la fois éminemment critiquable et empreint d’une forme d’idéologie. En effet, sa thèse consiste à démontrer que la mixité des populations constitue un facteur favorable de la prospérité en permettant d’accroître le capital humain et sa qualité. « La diversité augmente la probabilité d’une pollinisation croisée fructueuse », affirme-t-il (p. 228). Cela permettrait ainsi d’accroître la productivité. On retrouve ici la sémantique du laboratoire et de la vision mécanistique du fonctionnement de la société, avec des individus subordonnés à une fonction productive. Galor va encore plus loin dans sa démarche en déterminant un taux d’homogénéité optimal des populations et ce, à l’aide de régressions économétriques sur des données datées pour certaines de plus de 500 ans. Libre à chacun d’imaginer les recommandations politiques nécessaires lorsque ce taux est trop important, ou ne l’est pas assez.

Outre une approche mécanistique faisant la part belle au facteur démographique et au capital humain, le modèle proposé par Galor consiste, en fait, en la négation de l’action humaine, des institutions de la liberté, de la culture, une forme de négation de la dimension proprement humaine du développement économique, comme si cela relevait d’une forme d’extériorité. En somme, ce que nous propose Galor, c’est une sorte de voyage vers une forme d’inhumanité assumée !

Recensé par Laurent Carnis

Références

Hayek Friedrich A. (1995), Droit, législation et liberté, Volume 1, Règles et Ordre, Presses Universitaires de France, Collection Quadrige, Paris,

Hoppe Hans Hermann (2021), Economy, Society and History, Mises Institute: Auburn, Alabama.

Landes David S. (2000), Richesse et pauvreté des nations, Albin Michel, Paris.

Mokyr Joel (2020), La culture de la croissance: Les origines de l’économie moderne, Bibliothèque des Histoires, NRF, Editions Gallimard, Paris.

McCloskey Deirdre Nansen (2016), Bourgeois Equality, How Ideas, not Capital or Institutions, Enriched the World, The University of Chicago Press, Chicago.

McCloskey Deirdre Nansen (2022), Beyond Positivism, Behaviorism, and Neoinstitutionalism in Economics, The University of Chicago Press, Chicago.

North Douglass (2005), Le processus de développement économique, Editions d’Organisation, Paris.

North Douglass (1990), Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge University Press, Cambridge.

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