Je viens de traduire un livre important d’un intellectuel italien libéral, Enzo Di Nuoscio[1]. Étant donné que l’auteur, qui jouit d’une bonne notoriété en Italie, est encore quasiment inconnu de ce côté-ci des Alpes, on me permettra, au-delà de la traduction, d’aider à faire connaître et comprendre ses idées. Celles-ci intéresseront tous les partisans d’une société libre ainsi que ceux qui se préoccupent des problèmes d’éducation – et plus encore ceux qui, comme moi, cochent les deux cases.

Un mot rapide sur l’auteur. Enzo Di Nuoscio est professeur à l’Université du Molise, province du centre de l’Italie, et à l’Université LUISS de Rome. Il est philosophe social, spécialiste d’épistémologie des sciences humaines. Il est déjà l’auteur d’une vingtaine de livres, dont l’ouvrage traduit est le plus récent (mai 2022). Di Nuoscio est un représentant de l’école libérale italienne dont le chef de file est Dario Antiseri qui, on le sait, est aux sciences sociales en Italie ce que Raymond Boudon a été en France. D’autres représentants éminents de cette école sont Flavio Felice, Raimondo Cubeddu, Francesco Di Iorio, Paolo Heritier, Massimo Baldini, et plusieurs autres : la pensée sociale en Italie est très riche et, malheureusement, insuffisamment connue en France.

La thèse de Pourquoi les humanités sauveront la démocratie est qu’une société libre ne peut survivre si on laisse s’étioler la dimension littéraire et humaniste de l’éducation de sa jeunesse et de ses élites. Le titre italien du livre est d’ailleurs I geni invisibili della democrazia, « Les gènes invisibles de la démocratie », expression par laquelle Di Nuoscio veut signifier que la culture en lettres et sciences humaines est l’ « ADN » qui donne à une société libre sa structure intime, lui permet de vivre et la rend capable de surmonter les crises qui menacent périodiquement sa survie. Si l’on néglige cette culture au profit d’une autre qui serait uniquement scientifique, technique et économique, comme beaucoup le demandent aujourd’hui, on programme à court terme la mort de la société démocratique et libérale. 

Thèse originale en faveur de laquelle Di Nuoscio propose une argumentation serrée. Il considère une à une les différentes disciplines composant ce qu’on appelle les humanités et les sciences sociales, et il montre de façon convaincante l’apport spécifique de chacune d’elles à la formation des hommes dans une société libre. En voici quelques exemples.

Philosophie

La démocratie est incompatible avec l’idéologie. Or, soutient Di Nuoscio, un remède souverain contre l’idéologie est la philosophie en ce que, science des principes, elle nous éduque à prendre conscience du pluralisme des « cadres de vision » du monde. En effet, l’étude de l’histoire de la philosophie nous fait comprendre que chaque grande philosophie, alors même qu’elle vise à l’universel, n’en est pas moins relative à un certain point de vue, à une certaine époque, à certains problèmes humains qu’elle a cherché à résoudre. De sorte qu’une synthèse qui se voudrait totale est toujours destructrice de quelque vérité essentielle (c’est la limite d’une grande pensée comme celle de Hegel) et court le danger de virer en idéologie. Ainsi le propre de la philosophie est de nous avertir du danger des visions absolues. La recherche philosophique, dit Benedetto Croce, est infinie, c’est-à-dire sans terme, comme la vie elle-même ; elle nous vaccine donc contre les vérités idéologiques qui sont toujours des points de vue particuliers érigés en absolus. Étant donné que l’emprise des idéologies et des positions figées qu’elles engendrent ne peut déboucher que sur des conflits, le fait qu’un nombre significatif de citoyens aient pratiqué un jour ou l’autre une authentique démarche philosophique constitue un antidote à ces dangers. Même placée en arrière-plan et loin des regards de la foule, la philosophie est un centre de ressources auquel les défenseurs de la démocratie libérale peuvent toujours venir puiser. Encore faut-il qu’elle ne disparaisse pas de nos écoles et de nos universités.

Philologie

Di Nuoscio montre ensuite le rôle majeur des exercices littéraires traditionnels pour la formation de l’esprit critique indispensable à la démocratie. Il entend par là les commentaires de textes et les traductions, même et surtout des langues anciennes, latin et grec, et dans les deux sens, versions et thèmes… Il ne nous inflige pas ici une énième lamentation nostalgique sur le recul des études classiques en Europe. Il se place sur un plan épistémologique et pédagogique. Étant donné que ces deux types d’exercices littéraires sont des interprétations, il peut analyser leur apport pédagogique à l’aide des outils conceptuels qu’offre l’herméneutique. Il montre que joue toujours, dans les exercices de commentaires ou de traduction, une dialectique entre « précompréhension », « hypothèses interprétatives », « résistance » (ou non) du texte et du contexte, « nouvelles hypothèses », « nouvelles corrections », attention portée aux détails. On comprend alors le fruit que retirera le lycéen des heures et des années passées à traduire et commenter les classiques. Ce patient apprentissage le rendra peu à peu capable, dans tout problème auquel il sera confronté quand il sera devenu adulte (où il s’agira, certes, de bien autre chose que de latin et de grec), de mettre en œuvre les mêmes démarches interprétatives fécondes. Dans tout discours, il sera capable de remettre en cause une première interprétation, de prendre ses distances critiques à l’égard de fausses évidences, il saura lire à travers les lignes, « penser au second degré ». Il le sera parce qu’il aura été initié et, si l’on ose dire, déniaisé par l’étude attentive des classiques. Alors il pourra jouer à bon escient son rôle de citoyen et d’électeur.

Di Nuoscio pense non seulement que le bon latiniste et le bon helléniste acquerront ces capacités, mais que le jeune qu’on aura privé entièrement d’une formation de ce type ne les acquerra sans doute pas. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que le latin et le grec soient indispensables et qu’on ne puisse concevoir d’autres entraînements philologiques tout aussi féconds avec le chinois, le japonais, l’arabe ou cent autres langues. Cela signifie du moins qu’il faut en toute hypothèse, que tout élève ait eu l’occasion de pratiquer pendant des années des travaux philologiques et interprétatifs sur les langues. C’est indispensable si l’on veut former l’ « esprit de finesse » des apprenants parallèlement à l’ « esprit de géométrie » que privilégient les sciences dites exactes. Ici Di Nuoscio s’inspire de Hans-Georg Gadamer, de Dario Antiseri, de Gaetano Salvemini, et même d’Antonio Gramsci…

Histoire

L’auteur diagnostique le malaise, le déni de soi et la tendance à l’auto-flagellation qu’on constate dans les populations des démocraties actuelles comme étant le résultat pour ainsi dire mécanique de la déficience de leur formation historique. On a bien lu : ce serait l’ignorance crasse en histoire de ces populations – à commencer par l’inculture historique de nos milieux médiatiques et politiques, qui semble s’aggraver d’année en année  – qui serait responsable du fait que les démocraties sont de plus en plus acerbement critiquées de l’intérieur par des gens de plus en plus mécontents de leur sort. Ici l’analyse de Di Nuoscio est superbe de simplicité et de logique. Effacez la connaissance historique, dit-il, vous n’avez plus de repères pour évaluer le présent par rapport au passé ou à l’avenir. Vous ne pouvez pas saisir ce que le présent a de bon en ce qu’il vient après les longues séries de catastrophes du passé et en ce qu’il est encore indemne de catastrophes qui pourraient survenir. Vous ne pouvez plus savoir ce qu’il vous est permis raisonnablement, soit de craindre, soit d’espérer. Vous êtes désarmé intellectuellement face aux folies et furies de tous ceux qui détestent le présent, les utopistes, populistes et autres souffleurs de braises. La conclusion du raisonnement, implicite mais claire, est que, si l’on veut lutter contre les partis extrémistes de tout bord, la lice où porter ce combat n’est pas d’abord ni essentiellement la vie politique au sens habituel du terme, mais d’abord… la politique éducative.

Di Nuoscio formalise son analyse du rapport du citoyen démocratique au passé, à l’avenir, à l’histoire, avec l’intéressant concept de « paradoxe des attentes » ou « des anticipations » (paradosso delle aspettative). La société démocratique libérale suscite, par ses succès mêmes, toujours plus d’attentes et d’espérances qu’elle n’en peut satisfaire ; plus elle tient ses promesses, plus, donc, elle en génère d’autres qu’elle ne peut réaliser dans l’immédiat. Mais si, pour surmonter cette frustration, on met en cause la démocratie libérale elle-même, on sera bientôt privé des moyens de conserver ce qu’on croyait avoir définitivement acquis. Tel est le paradoxe. La démocratie libérale porte une vraie croix idéologique : elle est à la fois la société la plus prospère qu’ait connue l’Histoire, et celle qui bénéficie de la moindre adhésion de ses populations. Le seul remède est qu’elle ait une meilleure connaissance de l’histoire.

Di Nuoscio soutient encore que les « natifs de la démocratie » – c’est-à-dire les générations qui sont nées dans une société déjà démocratique et n’en ont donc pas connu d’autres – sont naturellement portés à croire que la démocratie libérale est un fait aussi naturel que l’air qu’on respire, qu’elle a toujours existé et existera toujours et que, partant, elle n’est pas en danger de disparaître. Or ceux qui sont un peu instruits de l’histoire savent que c’est faux. Ils n’ignorent pas que, dans l’histoire, « tout est possible », puisque tout, décidément, y a été possible. La démocratie libérale a été une des possibilités de l’Histoire, mais une possibilité parmi bien d’autres. Il a fallu qu’elle soit discernée et choisie par des esprits d’élite, puis recherchée à la faveur d’un processus historique qui a pris beaucoup de temps, demandé beaucoup d’efforts, notamment intellectuels, fait couler des flots de sang, connu de cuisants échecs. D’où le fait 1) que la démocratie libérale ne peut probablement pas être adoptée, du moins d’emblée, par des sociétés qui n’auraient pas fait des choix et vécu une histoire similaires ; 2) qu’elle ne peut durer qu’aussi longtemps que, dans les sociétés mêmes qui l’ont adoptée, la culture spécifique qui l’a produite est assumée, délibérément entretenue, enseignée aux jeunes ; 3) que les « natifs de la démocratie » ignorants de l’histoire ne peuvent discerner les signes annonciateurs d’éventuelles dérives et prendre à temps les mesures prophylactiques permettant de les prévenir. Donc, à tout moment, une société démocratique oublieuse de sa culture et de son histoire peut faire à nouveau des choix autres, y compris les pires, comme on l’a vu par les régressions totalitaires stupéfiantes qu’ont connues, dans la première moitié du xxe siècle, des sociétés européennes qui avaient pourtant atteint un haut degré de civilisation. Seule peut se préserver du retour de telles mésaventures une société qui connaît son passé.

Économie

Sur le terrain de l’économie, un point fort du livre de Di Nuoscio est l’analyse du comportement des acteurs économiques comme étant essentiellement une herméneutique (l’auteur a consacré en 2014 tout un livre à ce sujet, Ermeneutica ed economia. Spiegazione et interpretazione dei fatti economici). Les théologiens faisant l’exégèse de la Bible ou les lycéens peinant sur leur version latine n’ont pas le monopole de l’exercice intellectuel qu’est l’interprétation, cette activité cognitive profonde et complexe. C’est un fait que le consommateur, lui aussi, doit interpréter les prix pour faire l’achat qui correspondra exactement à ses désirs, à ses besoins, à ses projets. De son côté, l’entrepreneur doit interpréter les situations d’affaires pour savoir si et quand il doit lancer un produit ou créer une entreprise. Ce qui revient à dire que ni l’un ni l’autre, pour réussir leurs actions, ne peuvent se contenter du simple « calcul économique » auquel la vision quantitativiste de l’économie tant classique que néo-classique qui est principalement enseignée aujourd’hui dans nos universités voudrait réduire l’activité intellectuelle des agents économiques. Consommateurs et entrepreneurs doivent faire bien plus, et bien autre chose, que de calculer, comme l’a brillamment montré l’économiste américain Israel Kirzner. Ils doivent comprendre ce qui se trame sous les indices quantitatifs, ce qui se profile derrière les calculs de rentabilité et les business plans. Mais cela suppose qu’ils aient une riche intuition des phénomènes humains, sociaux, culturels, juridiques, politiques, géopolitiques qui sont en jeu dans chaque cas, en fonction de quoi seulement ils pourront prendre des décisions véritablement rationnelles.

Or cet équipement de leur esprit en « grilles de lecture » leur permettant d’interpréter finement le réel ne peut leur être fourni que par une dose importante de culture humaniste. Car comment discerner le rôle des facteurs humains, sociaux, culturels, juridiques, politiques et géopolitiques dans chaque situation économique, si l’on n’a pas été averti auparavant, d’une manière ou d’une autre, de l’existence et des principales caractéristiques de chacun de ces facteurs ? D’où se déduit que, dans l’éducation des managers et des économistes, il doit y avoir un cursus en humanités et en sciences sociales comparable en importance aux formations mathématiques et comptables. On lira avec plaisir ces belles démonstrations à mettre sous les yeux de tous les directeurs d’écoles de commerce du monde.

Sciences sociales

Au-delà de l’économie, Di Nuoscio montre le rôle d’autres sciences sociales dans la formation du citoyen démocratique. Il souligne celui qu’a joué en particulier ce que F.A. Hayek a appelé la « tradition de l’ordre spontané », c’est-à-dire les philosophies sociales qui, à partir du début des Temps modernes, ont permis de comprendre que la plupart des institutions et phénomènes sociaux ne sont ni naturels ni artificiels, mais sont des ordres spontanés, résultant de l’action des hommes, non de leurs intentions. Les auteurs en question ont montré que c’est grâce à des institutions, des règles juridiques et morales, des mœurs qui n’ont été inventées par personne, mais sont le fruit d’un long processus d’essais et d’erreurs, qu’ont pu émerger les valeurs et institutions qui structurent la société moderne. Ce nouveau paradigme de l’ordre spontané a permis de comprendre pourquoi toutes les formes de planisme et d’économie dirigée sont, épistémologiquement, des absurdités. En corollaire, les mêmes sciences sociales ont montré pourquoi il est non-scientifique de chercher, quand survient une difficulté ou une crise sociale grave, des « boucs émissaires » qu’il serait nécessaire et suffisant d’éliminer pour que ces maux disparaissent. Si l’ordre social n’a été construit délibérément par personne, ce qu’il est à un moment donné est nécessairement le fruit d’une responsabilité collective, et non l’œuvre exclusive d’un « méchant » ou d’un « gentil ».

Éclairés par ces sciences de la complexité sociale, nombre de citoyens instruits des démocraties libérales ont pu devenir critiques à l’égard de toute pensée de type magico-religieux. Le problème est que la masse des citoyens actuels est tentée d’adhérer à nouveau aux mythes et délires que génère journellement la communication moderne à travers les nouveaux médias électroniques qui, précisément, s’occupent en permanence à dénoncer des boucs émissaires. Di Nuoscio fait une belle analyse des effets pervers que provoquent ces nouveaux modes de communication. Les opinions publiques, de nos jours, ne se forment plus de façon éclairée, objective, par addition et croisement de réflexions personnelles dûment instruites, mais elles sont forgées de façon mimétique par des rumeurs qui, circulant à grande vitesse dans les médias audiovisuels et sur les réseaux sociaux, s’auto-renforcent jusqu’à créer des chimères. Et c’est sur de telles bases délirantes que les citoyens font leurs choix électoraux ! Il est fatal que la démocratie, règne de l’opinion, se dérègle quand l’opinion elle-même est ainsi déréglée dans son processus de formation. Le seul antidote concevable consiste en la diffusion, dans le public le plus large possible, d’une culture sociologique et économique suffisamment solide.

La littérature et les arts

Revenant aux « humanités », Di Nuoscio montre en quoi spécifiquement la littérature et les arts servent la société démocratique et libérale. Arts et littératures ne sont pas seulement un plaisir d’esthète, dont on peut et doit se passer, comme le soutiennent certains économistes italiens superficiels que cite Di Nuoscio (qui ont leurs équivalents, bien entendu, en France). Car, outre leur intérêt intrinsèque, ils jouent un rôle éminent sur le plan social en tant qu’ils sont, dit l’auteur, les meilleures écoles de la diversité qu’il soit possible. En effet, les œuvres littéraires et artistiques, étant chacune un « monde » original, prouvent en acte l’infinie diversité de l’humanité et elles font prendre conscience à l’individu qui les pratique de l’étroitesse de son propre ego. Citant de nombreux auteurs dont Martha Nussbaum ou Umberto Eco, Di Nuoscio explique comment, en particulier, la familiarité avec les romans nous initie à l’infinie variété des caractères et sentiments humains, des types psychologiques, des milieux sociaux, des contextes historiques, géographiques, culturels. En révélant à l’individu l’existence de ces « mondes » où vivent des êtres humains si distants de lui, les romans le rendent capable de se mettre à la place des autres et, ainsi, de pouvoir assumer et soutenir les débats contradictoires qui sont le propre de la démocratie. L’homme nourri de littératures et d’œuvres d’art aura une véritable pré-compréhension de la façon dont les différentes catégories sociales peuvent ressentir les mesures proposées par les hommes politiques. Il pourra donc, en tant qu’électeur, faire de ces mesures une évaluation juste.

Mais la littérature n’est pas seulement de nature à entretenir le sens démocratique des citoyens. Di Nuoscio soutient qu’elle est à l’origine même des sociétés démocratiques, raison pour laquelle elle a toujours été détestée et persécutée par les régimes totalitaires. La raison en est que la littérature et les arts sont le registre par excellence de la libre imagination, donc du possible susceptible de déstabiliser le triste et routinier réel. Ils entraînent les esprits à vouloir autre chose que ce qui est. Les auteurs que cite ici Di Nuoscio – Martha Nussbaum encore, Marc Fumaroli, Mario Vargas Llosa… – suggèrent donc que la faculté même de progrès qu’a l’humanité pourrait bien être le produit plus ou moins direct de la littérature, en ceci que, donnant aux lecteurs l’idée qu’un autre monde est possible, elle fait qu’ils espèrent ce monde, entreprennent de le réaliser et, finalement, le réalisent. Inversement, Vargas Llosa écrit qu’ « un monde sans littérature se transformerait bien vite en un monde sans désirs, sans idéaux, sans désobéissance, un monde d’automates privés de ce qui fait l’humanité de l’être humain ». Di Nuoscio n’a plus qu’à conclure le raisonnement : une société démocratique dans les écoles de laquelle il n’y aurait plus de formation littéraire digne de ce nom cesserait bientôt d’être capable d’initiatives originales et de progrès.

Ce ne sont là que quelques exemples des analyses de Di Nuoscio. On verra dans ce livre dense et clair nombre d’autres argumentations convaincantes en faveur de la même thèse générale. L’aspect le plus profond de celle-ci est que la démocratie libérale n’a de sens qu’en ce qu’elle est le système social qui permet le mieux aux individus humains de vivre une vie libre et originale, de réaliser des œuvres – artistiques, scientifiques, sociales – constituant pour la vie de l’humanité un apport inédit. Or on ne peut avoir l’idée et la volonté de défendre les institutions libérales qui permettent un tel épanouissement des créativités que si l’on a d’abord acquis, au plus profond de soi, le sens de l’irréductible diversité de la société humaine. Ce sens de la diversité et de l’altérité, une culture littéraire peut mieux le faire naître dans les jeunes esprits qu’une culture seulement scientifique. Les sciences de la nature recherchent en effet des lois, elles ont horreur de singularités qui ne seraient pas des simples cas particuliers d’une loi générale. Alors que c’est à des réalités singulières que s’intéressent par principe la littérature, les arts, la philosophie, l’histoire et les sciences humaines ; ce sont des savoirs « idiographiques » et non « nomothétiques », comme l’a montré le philosophe allemand Wilhelm Windelband. Donc c’est essentiellement par la pratique de ces savoirs-là que les jeunes gens sont avertis de l’existence et de la valeur des créations originales qui font l’Histoire.

Tel est leur statut irremplaçable dans la formation et la réviviscence permanente d’une culture de liberté. Di Nuoscio a eu le mérite de formuler noir sur blanc dans son livre ces vérités bien connues intuitivement de tout honnête homme.


[1]    Enzo Di Nuoscio, Pourquoi les humanités sauveront la démocratie, Presses universitaires de France, 2023.

About Author

Philippe Nemo

Philippe Nemo est philosophe, auteur d’une vingtaine d’ouvrages dont Qu’est-ce que l’Occident ?, Histoire des idées politiques (2 vol.), Histoire du libéralisme en Europe, Esthétique de la liberté, Philosophie de l’impôt. Il a été coordinateur du livre Quel lycée pour le XXIe siècle ? (De Boeck, 2017). Ancien professeur à ESCP Europe et HEC, il dirige aujourd’hui l’École professorale de Paris. Il vient de publier aux PUF, en 2023, La philosophie de Hayek.

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