ou l’approfondissement par Scott Scheall de l’argument d’Hayek

« Tous [les décideurs politiques] sont des ignorants ; la nature et l’étendue de leur ignorance servent à déterminer l’étendue de leur friponnerie. » [1]

La sortie de la crise sanitaire et l’entrée dans une crise militaire et peut-être économique et sociale grave donnent un intérêt particulier au travail du philosophe Scott Scheall de l’Université d’État d’Arizona aux États-Unis (Arizona State University[2]).

Ce philosophe, formé à l’université George Mason et à Duke dans l’équipe en particulier de Bruce Caldwell, a publié un livre en 2020 intitulé Friedrich A., Hayek and the Epistemology of Politics (New York : Routledge) qui démontre l’importance de l’ignorance des hommes du gouvernement et de leurs experts dans la gestion des crises et plus généralement dans leurs choix de politiques publiques.

Son étude du phénomène politique repose sur les recherches sur le problème de la connaissance d’auteurs comme Hayek et Mises. Il estime que la principale contribution de l’école autrichienne contemporaine à la compréhension des phénomènes sociaux est d’avoir attiré l’attention des observateurs sur l’apprentissage et sa qualité.

Un système institutionnel est supérieur à un autre s’il accélère le processus de correction des erreurs d’appréciation inhérentes à tout choix. Les acteurs sur les marchés sont confrontés à ce problème de la connaissance. Ils utilisent pour le résoudre, sans le savoir, toute la connaissance contenue dans les prix, mais aussi l’institution de la propriété privée et l’ensemble des normes sociales qui se sont progressivement imposées suite aux expériences pratiques variées de la vie en société. L’économie de marché est caractérisée par une gestion décentralisée de la connaissance de temps et de lieu disponible et un mode de diffusion de cette connaissance particulière, le prix. A l’opposé de cette forme décentralisée de gestion du problème de la connaissance se trouve le gouvernement. Le gouvernement a l’ambition de centraliser la force, mais aussi la connaissance dont il a besoin pour agir. Comme tout acteur, le décideur politique doit savoir ce qu’il faut faire et apprendre de ses erreurs. Comme il ne dispose ni des prix ni de la connaissance éphémère, tacite et expérimentale de la vie quotidienne, il finance des administrations qui collectent de l’information statistique principalement pour dessiner les contours d’une politique publique adaptée aux problèmes sociaux qu’il identifie. Le processus politique définit un autre régime de connaissance et une autre manière de gérer l’ignorance qui est première par rapport aux questions d’incitation : avant d’inciter quelqu’un à faire quelque chose encore faut-il savoir ce qu’il doit faire.

Le sujet du livre et des travaux de Scott Scheall consiste à étudier la manière dont les gouvernants et leurs experts gèrent leur ignorance et acquièrent leur connaissance pour élaborer leurs choix de politiques publiques.

L’originalité de Scott Scheall repose dans une formulation particulière de ce problème. Ce que les gouvernants décident dépend de leur connaissance et de leur capacité d’apprentissage (Scheall 2019, p.39). Ni les gouvernants ni les experts qui les conseillent ne sont des dieux. Ils ne sont ni omniscients ni omnipotents. Si je dois faire un choix entre faire X et faire Y et que je ne sais pas faire Y ou que je suis plus à l’aise avec X, je vais choisir X alors qu’Y est peut-être plus adapté à la situation. Un homme politique est confronté au même biais cognitif. Il ne sait pas faire ou n’a pas la connaissance suffisante pour atteindre un objectif social donné. Il se convint alors et convint les autres que le seul problème à résoudre est celui qu’il s’estime capable de résoudre et non le problème social réel ou pertinent.

Les compétences limitées de l’État expliquent que face à des problèmes très différents les hommes du gouvernement agissent toujours de la même manière. Ils réglementent (interdiction). Ils taxent ou ils aident (subvention). L’État ne peut pas envisager d’autres solutions puisqu’il ne sait faire que cela. Comme dans le cas précédent, il fait X parce qu’il ne sait pas faire Y. L’ignorance des décideurs publics fausse la manière dont ils vont chercher à répondre aux problèmes sociaux, car ils ne cherchent pas être efficaces. Ils cherchent à être efficace dans le cadre de ce qu’ils savent faire. C’st pourquoi, confrontés à un problème, les gouvernements réagissent toujours plus ou moins de la même manière. Ils font ce qu’ils savent faire car ils ne disposent pas de la connaissance nécessaire pour faire autrement. Ils ne savent pas agir au cas par cas. Ils ne savent pas arbitrer entre différents objectifs contradictoires. Ils préfèrent toujours pour cette raison sacrifier la souveraineté individuelle et prennent alors le risque de choisir l’enclume lorsqu’il s’agit d’écraser une simple fourmi. Leurs moyens sont rarement proportionnés aux problèmes qu’ils doivent résoudre. Il y a une brutalité de l’action publique que n’a pas l’action individuelle dans un ordre décentralisé, car elle agit sur la base d’un pouvoir central qui gère de loin et sur la base d’informations générales et de statistiques des problèmes souvent locaux et riches de spécificités, de singularités. L’Etat ne cible pas. Il ne fait pas de sur mesure. Il ne différencie pas, parce qu’il ne sait pas faire. Il agit de manière centrale. Il n’a jamais les qualités cognitives d’un ordre décentralisé.

Les deux leçons de la gestion par les États de la crise sanitaire du COVID 19

Si on applique ces principes généraux à la gestion de la crise COVID 19 on en tire deux leçons (Scheall et Crutchfield 2021[3]). La première leçon est que les gouvernements du monde entier ont confiné en mars 2020 parce qu’ils ne savaient pas faire autre chose. Ils pressentaient bien qu’ils auraient pu tenter de faire du sur mesure ou des politiques ciblés. Ils ont préféré agir par la force et de manière globale parce qu’ils ne disposaient pas de la connaissance et de la compétence qui leur auraient permis d’agir autrement. La connaissance dont ils disposaient en début de pandémie était en quantité insuffisante et de mauvaise qualité : i) des modèles de prévision du nombre de cas erronés ou inexistants, ii) l’incapacité de connaître le nombre des immunisés, le nombre des infectés, le nombre des cas à risque et iii) une connaissance du virus totalement insuffisante. La deuxième leçon est que les gouvernements du monde entier n’ont rien appris de leurs erreurs. Le confinement s’impose par ignorance et incompétence et perdure par stratégie. C’est l’illustration parfaite de la phrase placée en exergue de cet article. Les ignorants deviennent des fripons. Il existe, désormais, de nombreuses preuves scientifiques que les politiques de confinement ne minimisent pas la souffrance des populations[4]. Pourquoi continuer à confiner sachant cela ? Parce que l’on ne sait pas faire autrement. Parce qu’il ne faut pas dire au peuple que l’on ne sait pas faire autrement ou que l’on ne sait toujours pas faire autrement. Le confinement est choisi par défaut et l’État qui est la figure du sachant ne peut pas dire qu’il ne sait pas. Il ne peut pas se déjuger. Il ne peut pas dire qu’il s’est trompé. Il ne peut pas désacraliser la parole politique. Il doit rester sur scène et faire croire qu’il contrôle la situation. Le gouvernement préfère confirmer ses choix passés que de les renier. Ils ne peuvent pas reconnaître qu’ils ont mis en œuvre des politiques qui ont causé plus de malheur et de souffrance que nécessaires. Le corollaire de cette deuxième leçon est alors que l’homme politique n’apprend pas. Il joue. Il est dans l’apparence. Il imite et justifie ex post ses choix. Il rationalise. Comme tous les États sont confrontés à cette même ignorance, ils font tous pareils et ils peuvent dire : « Regardez ! les autres font comme moi ». Il n’y a pas d’alternatives. Les gouvernements sont moutonniers et renforcent leur crédibilité mutuellement. Ils n’ont pas alors à expérimenter d’autres voies. Ils confinent et renoncent à prendre en compte la complexité des ordres sociaux et notamment la pluralité des effets des mesures de confinement sur l’ordre social : pauvreté durable, surendettement, dépression, suicide, fragilité psychologique, chômage, souffrance sociale, isolement, etc. Mais on ne peut pas demander cela aux Etats car ils ne savent pas faire. Les gouvernements en ce sens n’ont même pas cherché à affronter la complexité et à servir les intérêts des électeurs ; ils ont juste fait ce qu’il savait qu’il savait faire c’est-à-dire utiliser la force et renoncer à la liberté pour traiter dans l’urgence une crise qu’il ne savait pas gérer.

Leçon générale

La leçon générale qui peut être tirée de ces analyses est toujours la leçon d’Hayek sur la supériorité cognitive des ordres décentralisés sur les ordres centralisés.

Comme l’écrit Hayek :

« il peut sembler absurde que dans des conditions complexes, l’ordre et l’adaptation à l’inconnu puissent être atteint plus efficacement en décentralisant les décisions et qu’une division de l’autorité élargisse en fait la possibilité d’un ordre général. Pourtant cette décentralisation conduit, en fait, à une meilleure prise en compte de l’information.» Après la sidération qu’a provoqué le confinement dans les démocraties libérales et les atteintes répétés aux libertés civiles, il est temps de méditer à nouveau cette question et d’évaluer en particulier la pertinence de cette ultime leçon de l’économiste et philosophe de Vienne qui nous rappelle qu’avoir conscience de son ignorance est la première des conditions pour prendre une bonne décision. On pourrait alors se dire qu’un tel principe s’applique aux entrepreneurs de marché comme aux gouvernants mais, à la différence des gouvernants, les entrepreneurs prennent des décisions microéconomiques, ils ne cherchent pas à agir sur l’ordre social, à gérer des millions voir des milliards de destins individuels, leurs objectifs sont relativement simples à résoudre, il s’agit de coordonner l’offre de blé à la demande blé et non de gérer une pandémie, les effets du réchauffement climatiques et la pauvreté. Les ordres décentralisés simplifient les problèmes à résoudre et finalement permettent de mettre en face d’un problème une connaissance pertinente et facilement améliorable.


[1] Scheall, S. 2019. “Ignorance and the Incentive Structure Confronting Policymakers,” Cosmos + Taxis, 7(1-2), 39-51. “All [policymakers] are ignoramuses; the nature and extent of their ignorance serves to determine the extent of their knavery”.

[2] On trouvera sur sa page personnelle les références à l’ensemble de son œuvre. Lien : https://isearch.asu.edu/profile/294659 (consulté le 17/03/2022).

[3] Scheall, Scott and Parker Crutchfield 2021. “A case study in the problem of policymaker ignorance: political response to COVID-19,” Cosmos + Taxis, 9 (5+6), 18-28.

[4] Pour une liste de 30 articles scientifiques qui montrent le peu d’efficacité des politiques de confinement. Lien : https://bit.ly/3qBVWcm (consulté le 17/03/2022).

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Journal des Libertés

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