Résumé de la nouvelle :

Après une période d’activité intense et particulièrement prospère, un entrepreneur hôtelier, Charles-Marie Bonsignor, se retire pour une semaine dans un palace parisien, afin de réfléchir à sa vie, à sa famille, au sens de ses affaires. Le personnage se livre en fait à un véritable examen de conscience. Cette nouvelle, centrée sur l’intériorité, est l’une des plus caractéristiques du style de Valery Larbaud. L’écrivain, qui privilégie la fiction de l’intime, s’inscrit dans une lignée européenne représentée par Italo Svevo ou Virginia Woolf. Entre introspection et méditation, Charles-Marie Bonsignor réfléchit à sa condition d’entrepreneur capitaliste. Le contentement de soi qui ouvre la nouvelle perd progressivement de son évidence, au fur et à mesure qu’intervient l’imaginaire poétique du Vaisseau de Thésée, vaisseau légendaire sorti de l’Antiquité grecque.

Introduction

Un personnage est en train de faire ses comptes dans la chambre d’hôtel d’un palace parisien. Il écrit et calcule à proximité de la fenêtre qui lui envoie les bruits et les parfums du quartier de l’Opéra. Un tel début de journée, à côté d’une fenêtre ouverte sur l’activité du monde, rappelle le thème initial du monologue intérieur d’Amants, heureux amants… même si les personnages sont opposés. Felice Francia est un jeune célibataire dissipé, l’un des premiers héros des Années folles, alors que Charles-Marie Bonsignor, père de famille de quarante-sept ans, met toute son application à gérer sa vie professionnelle, à s’occuper de sa famille, à œuvrer en faveur du bien commun. Son existence transpose la « vie bonne » chère à Aristote dans L’éthique à Nicomaque. Pourtant les deux incipit se rejoignent. Par leur écriture particulière du moi, ils révèlent tous deux le rythme intime de la création propre à Larbaud. À l’ouverture du Vaisseau de Thésée, ce rythme invente, au moment du bilan, une sorte de poésie financière avec la métamorphose des chiffres et des calculs, « sous ma plume les multiplications croissent par degrés descendants jusqu’au total qui rétablit l’équilibre du dessin formé ainsi : papillons, l’aile haute, posés[1]. » Comme on le voit sur le manuscrit (reproduit ci-après), le deuxième paragraphe livre l’ensemble du bilan avec le détail des opérations bancaires. Charles Bonsignor soustrait de ses grosses affaires un capital privé, « un petit magot en banque », offrant de sérieux gages de rentabilité grâce à des obligations d’État. En conclusion du paragraphe, l’image, « idylle financière », semble établir un parallèle entre le rythme intime de la création et celui de l’investissement privé sur le marché des emprunts d’État, plus rassurants au moment où se font sentir en France les effets de la crise économique mondiale. Ce parallèle n’oppose pas l’univers poétique au monde des affaires, les deux se croisent, voire se confondent pour réfléchir d’une part à la finalité éthique de l’économie de marché et donner du sens, d’autre part, aux pratiques du capitalisme dans un régime libéral. La nouvelle justifie ainsi une certaine morale du capitalisme, à travers le portrait d’un entrepreneur responsable et, qui plus est, imprégné de références chrétiennes. À la lecture, on peut se convaincre du rôle de la littérature dans la compréhension de l’activité économique, autour de la notion d’intérêt personnel. Contrairement à la théorie marxiste qui compare l’investissement individuel aux « eaux glacées de l’égoïsme », le texte montre que la libre entreprise est un facteur de civilisation en raison de son implication dans le bien commun. Bonsignor pense à juste titre que l’industrie hôtelière, la Société des Hôtels et Casinos par exemple, a vocation à développer les échanges et l’intercommunication entre les cultures, en plus de son utilité première qui est de générer du bénéfice et de procurer des emplois. Il est donc nécessaire à ses yeux de réhabiliter ces « ‘petits facteurs économiques’ que l’Histoire dédaigne et dont elle ne tient pas compte[2]. »

Manuscrit du Vaisseau de Thésée.
Manuscrit du Vaisseau de Thésée.

Avec l’aimable autorisation de Monsieur le maire de Vichy

Il ne s’agit pas cependant de transformer cette nouvelle de Larbaud en prétexte pour alimenter un débat de société sur la moralisation du capitalisme. La question de l’écriture est bien sûr essentielle. Pour répondre au décentrement que fait subir à l’écriture littéraire la matière économique, Larbaud cultive la déréalisation poétique, « papillons, l’aile haute, posés. » Cette manière de trouver dans les thèmes économiques une volonté de littérature poétique permet paradoxalement d’agir sur l’univers social.

Le portrait de l’entrepreneur

« L’égalité des conditions »

La première voie à explorer dans ce domaine est le portrait de l’entrepreneur. Étant issu d’une famille d’hôteliers, Bonsignor est un héritier, il ne part donc pas de zéro. Pour autant, sa jeunesse et son apprentissage du métier et des affaires se placent sous le signe de l’humilité. La pratique de toutes les petites fonctions au sein d’un hôtel touristique, l’hôtel des Trois-Corbeaux à Fulda, lui apprend en effet à décentrer son état social d’origine. Il apprend au contact de la clientèle à gagner de l’argent et à investir. Le gain de son premier pourboire d’un mark, qui se transforme en cinq marks à la faveur d’un épisode rocambolesque, revêt sur ce plan une valeur symbolique. Dans ces circonstances, il assume sa condition de « jeune bourgeois ». Même si cette dernière ne se prête guère au rêve (« Jeune bourgeois, quelle diminution, quelle navrante spécialisation ! »), elle lui permet cependant de se défaire de ses préjugés :

À aider le cuisinier, à faire marcher l’ascenseur, à porter les petits bagages des clients, j’eus plutôt le sentiment d’une libération que celui d’une déchéance. Libération de mes préjugés[3].

On est sans doute loin de Tocqueville et de son lyrisme du commerce susceptible d’éveiller de grandes vocations : « Dans les démocraties, il n’y a rien de plus grand ni de plus brillant que le commerce ; c’est lui qui attire les regards du public et remplit l’imagination des foules ; vers lui toutes les passions énergiques se dirigent[4]. » Malgré tout, Bonsignor expérimente ce que Tocqueville appelle « l’égalité des conditions. » C’est sur cette base que s’évalue le mérite personnel et c’est sur lui, et sur lui seul, qu’il faut compter pour réussir dans le monde des affaires. Bonsignor le sait et il reflète en cela le fondement de l’entreprise libérale, qui justifie du même coup le besoin de liberté.

Mais la réussite commerciale n’a de sens que si elle s’accompagne d’un contrat éthique. L’entreprise doit être tournée vers les autres et toutes les parties prenantes du projet économique doivent être traitées avec respect et dignité. Là encore Bonsignor donne l’exemple. Au cours de sa retraite, il surprend dans la salle du restaurant une conversion entre hommes d’affaires au sujet d’une « fripouille » qui aurait « réussi à duper des gens » et à écarter un partenaire concurrent à force d’intrigues. Dans cette conversation « en partie entendue, en partie devinée ou imaginée[5] », Bonsignor s’alarme et se figure qu’on parle de lui. Aussitôt, il se remémore le déroulement de sa carrière et les grandes transactions qui l’ont ponctué. Il est question de la vente d’une grosse affaire à la Società del Golfo Tigulio. Le dossier semble clos mais au dernier moment un nouvel acheteur se présente, en fait une ancienne connaissance à qui Bonsignor veut faire plaisir. Les choses tournent mal par la faute même de cet ami et Bonsignor est contraint de revenir à son projet initial alourdi de frais de procédure. La conclusion de ce chapitre est sans appel : « Vraiment, ma ‘conscience’ ne me reproche rien[6]. » L’environnement libéral, les réalités de la concurrence, la passion de réussir n’empêchent pas de considérer le partenaire commercial comme un autre soi-même.

Le capital humain

Un tel comportement, fondé sur la liberté, l’égalité des conditions, la responsabilité et l’éthique des affaires, détermine un fonctionnement de l’entreprise, une modélisation, que les économistes contemporains rattachent à la micro-économie (choix individuels, monde de l’entreprise, relations entre les parties prenantes, transactions privées, etc.). La pensée néo-libérale intègre la famille dans cette modélisation, au point d’en faire un facteur essentiel de la micro-économie. En 1981, Gary Becker, dans son Treatise on the Family (une référence majeure mais curieusement non traduite en français[7]) a élaboré une notion-clef, le capital humain, laquelle lui sert à montrer l’influence du marché dans les interactions familiales motivées par l’amour. Pour Becker, le paradigme de l’investissement est sous-jacent à la relation entre époux d’une part et entre parents et enfants d’autre part. On sait, depuis Balzac au moins, que la famille n’est pas un capital comme les autres mais on peut néanmoins s’en tenir à cette constante : il est difficile de détacher les passions familiales de l’investissement. Becker explique que la structure de la famille se plie aux exigences du marché, lesquelles ont entraîné une division entre les genres. Si le mari travaille à l’extérieur et si l’épouse se consacre aux tâches domestiques, c’est que le couple attend de cette répartition un « return to investments[8]. » Dans le domaine de l’éducation des enfants, les compétences parentales se croisent mais la logique d’investissement dans le capital humain demeure. Charles-Marie Bonsignor est le père d’une famille nombreuse. Dans la tradition du Pater familias, il assigne à ses enfants un destin précis et sait faire preuve d’autorité. Ainsi, il persuade sa femme, Éliane, de choisir une gouvernante grecque pour son fils Carluccio : « je lui ai donné des adresses, et j’ai confirmé ma commande, ajoutant qu’il ne fallait pas regarder à la dépense, au montant des honoraires. » La demande est intéressée. Bonsignor veut par l’intermédiaire de son fils renouer avec l’Antiquité grecque : « c’est qu’en effet je veux mettre mon fils dès à présent, et le plus agréablement possible, en possession de la clé qui lui permettra d’entrer dans un monde que je n’ai fait qu’entrevoir au temps de mes études et dont j’ai souvent la nostalgie[9]. » Carluccio poursuivra des études d’art et d’archéologie, grâce à sa maîtrise des humanités. Il pourra réaliser un capital symbolique que son père n’a pas eu le temps de constituer :

Carluccio aura l’argent et le temps tout ensemble. J’aimerais qu’il se dirigeât de ce côté ; et je lui souhaite de consacrer à ces belles études une longue vie de loisir. Il y a sûrement encore beaucoup à trouver, en Asie Mineure, dans les îles, le long de la mer Noire… Pourquoi ne pas avouer ici une pensée bien égoïste : si son nom, qui est le mien : Charles-Marie Bonsignor, devenait célèbre un jour dans ces domaines de l’Archéologie, de l’Histoire et des Lettres ?

En dépit des précautions formulées, « Mais il s’agit avant tout de son bonheur, et que la célébrité vienne par surcroît, peu importe. C’est pour cela que je voudrais faciliter les choses à Carluccio, et surtout ne pas lui imposer mes désirs comme des volontés[10]. », la famille n’échappe pas chez Bonsignor à sa vision personnelle de l’esprit d’entreprise. La liberté est prépondérante mais l’intérêt, sous forme d’incitations feutrées, comme on le voit avec l’exemple du fils, est omniprésent.

« La raison d’être » de l’entreprise     

Cette vision de l’entreprise est assez complète pour concerner également la macro-économie, celle qui définit les flux mondiaux et les facteurs émanant des relations internationales. L’empreinte économique du texte est en effet visible dans la prise de conscience que l’hôtellerie de luxe favorise, de par le monde, le développement de l’industrie hôtelière, à commencer par des établissements disons plus populaires. Le standard des palaces fait que les clients issus des classes moyennes deviennent plus exigeants. Ils exercent une pression bénéfique sur les établissements qu’ils fréquentent et sur les infrastructures touristiques. Il convient de citer l’intégralité du passage relatif à cette question. Bonsignor explique comment sa logique de rachat et d’investissement est sous-tendue par une démocratisation internationale du luxe hôtelier :

Quelques pèlerins d’aujourd’hui nous délaissent : artistes qui préfèrent les petites auberges pittoresques, gourmets qui, dans leurs annuaires confidentiels, inscrivent en face de certaines adresses la « mauvaise note » : Cuisine de palace. Mais j’ai acheté, sous main, la petite auberge pittoresque, pour la laisser intacte mais plus propre et y mettre des baignoires, et j’ai ouvert, à côté du palace, le restaurant à l’usage des gourmets. Et que signifie cette désaffection de quelques délicats, sinon que le palace se démocratise et que les commodités, le bien-être, que nous avons apportés dans l’hôtellerie moderne, deviennent accessibles à un plus grand nombre de gens ? Et ceux qui n’ont pas les moyens de venir chez nous se sont mis à exiger des maisons de premier et de second ordre un niveau de bien-être qu’on n’y trouvait pas avant nous[11].   

Le niveau général s’élève par ruissellement mais également en fonction du processus de l’externalité positive[12] pour reprendre une notion d’économie contemporaine.

Le commerce, lié au voyage, participe dès lors d’un « intelligent réagencement économique du monde ?[13] », selon l’expression de Marguerite Yourcenar dans Mémoires d’Hadrien, afin d’établir un monde plus prospère et plus juste, garant de la paix des nations. Cette étape de mondialisation économique, favorisée par le voyage et l’industrie hôtelière, soutient le cosmopolitisme de Bonsignor, reflet de la position bien connue de Larbaud lui-même. La mondialisation forme l’assise d’une société universelle portée par l’espoir d’une citoyenneté internationale, celle que revendique le héros : « cela m’était bien égal que Menton ou Bordighera fût en Italie ou en France ou au diable ; j’étais un vrai citoyen du monde[14]. »

De la sorte, le commerce, dans son environnement libéral, encourage les vertus. Les vertus individuelles d’abord reposant sur l’éthique de l’entrepreneur ; des vertus plus générales ensuite régulant les marchés nationaux et internationaux en fonction d’un profit juste né du ruissellement. Connectée au bien commun, l’entreprise se donne par conséquent une « raison d’être[15] », c’est-à-dire une justification sociétale dépassant la seule ambition d’amasser du gain. Il est clair que cette nouvelle de Larbaud pourrait servir d’argument à la nouvelle politique RSE (Responsabilité Sociale/Sociétale des Entreprises) qui transforme aujourd’hui le capitalisme entrepreneurial. De nos jours, il est en effet question de donner une « raison d’être » à l’entreprise indépendam-ment de sa fonction de faire du profit. En l’occurrence, la « raison d’être[16] » de la société de Bonsignor, voire sa mission, serait la pacification des relations internationales grâce au perfectionnement des commodités propres au voyage touristique. Dans ce contexte, le processus du profit, incluant la recherche de l’intérêt collectif, définit finalement l’idéal du libéralisme. « Si l’économie est un point de départ de la pensée libérale, elle ne saurait se satisfaire d’une réflexion cantonnée à la création de richesse matérielle[17] » écrit Pierre Garello dans un article du Journal des libertés.

     Dans ce sens, le but de Larbaud est de montrer que le facteur économique peut être une source de création intellectuelle, morale et artistique, au sens où l’entend Valery quand il parle d’économie spirituelle, d’où l’intérêt d’étudier le glissement du portrait de l’entrepreneur à celui de l’écrivain.

L’influence de l’écriture

C’est Jean Aletti, célèbre hôtelier de l’entre-deux guerres, qui servit de modèle à Bonsignor. Un établissement de Vichy, L’Aletti Palace, honore encore aujourd’hui son nom. Larbaud prête à son personnage « la nostalgie de la Grèce » et une fascination pour le Vaisseau de Thésée, comme l’indique le dossier génétique de la nouvelle établi par l’auteur lui-même[18]. Habité par cet imaginaire, Bonsignor éprouve un désir d’écrire qui est en même temps une réflexion sur le pouvoir critique de l’écriture, par rapport au monde socio-économique. En la circonstance Larbaud dit beaucoup de lui-même.

Du carnet de comptes au « prurit d’écrire »

Au moment des comptes, le personnage se libère de l’intérêt financier purement individualiste en songeant que l’essentiel de son activité est orienté vers sa famille et vers « tout ce que [son] travail produit de durable et d’utile à la Société. » Dans cet environnement, le carnet de comptes se change en support d’écriture empli d’un contenu désintéressé « qui fait écrire tout ceci pour rien, pour le plaisir. » Progressivement la dimension littéraire prend le dessus sur l’aspect comptable :

Et en effet c’est toujours dans des circonstances heureuses que me revient ce prurit d’écrire, et de remplir de mes incohérentes élucubrations un de mes innocents carnets où il ne devait y avoir que des chiffres, des adresses de gens d’affaires, des rendez-vous avec des fournisseurs et des dates de réunion des conseils d’administration[19].

L’otium éclipse le negotium mais il ne faudrait pas en déduire hâtivement une séparation entre les deux univers avec une écriture littéraire à rebours des valeurs économiques. On remarque que le « prurit d’écrire » naît « toujours » des « circonstances heureuses » que sont la prospérité familiale et matérielle, si bien que l’investissement dans la création artistique semble profiter de cet élan. L’éloge voilé de la richesse, comme bienfait de la production, quelle qu’elle soit, renvoie à ce que dit Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. La richesse, fruit du travail, est un signe d’élection divine, de grâce en termes théologiques, il ne faut donc pas craindre de faire valoir sa réussite et ses résultats. Cette approche est celle de Larbaud. Certes, il s’est converti au catholicisme pour de multiples raisons mais il reste profondément protestant dans sa manière d’être au monde et dans son rapport à la création. Ce trait fonde sa propre « économie spirituelle » qu’il convient d’explorer.

L’économie spirituelle et ses enjeux critiques

L’entreprise littéraire, telle qu’elle apparaît ici, est « libérale », au sens où elle se refuse à toute planification des sujets abordés. La pensée est souveraine, elle agit à sa guise. Autrement dit, elle se joue des cadres formels comme un récit bien structuré. On reconnaît ici le modernisme de Larbaud dressé contre le récit et animé par le mot d’ordre : « surtout pas d’histoire ! » De fait, pour s’opposer à la régulation narrative, « le travail de la narration se soulève contre le récit[20] », comme l’écrit Jean-Pierre Bobillot à propos du monologue intérieur Mon plus secret conseil… La nouvelle, Le vaisseau de Thésée, illustre ce libéralisme narratif par un enchaînement d’anecdotes et de réflexions diverses, à travers un voile de poésie. Mais cette forme est-elle vraiment désintéressée ?

Larbaud assigne à sa « petite machine en prose », nom qu’il donnait à ses textes pour la revue Commerce, une forme de rentabilité cognitive avec le produit concret de l’examen de conscience. Dans son travail d’introspection, « cette douce semence de méditation déposée en [lui][21] », Bonsignor tente d’atteindre la nappe la plus profonde de son moi. Mais l’un des objectifs concrets est de réfléchir à la notion même d’intérêt, au plan individuel comme au plan collectif. L’écriture est ainsi amenée à remettre en question le bienfondé du lien entre intérêt privé et intérêt collectif, partant, c’est la théorie du ruissellement qui subit une révision morale.

Une anecdote en particulier témoigne de dissonances dans la conception d’un ruissellement économique et social. Sur la route des vacances, Bonsignor est à Pise avec sa femme Éliane et l’une de ses filles Violante. Dans un magasin de chaussures, une jeune vendeuse les sert, accablée par les demandes et la chaleur. Souriante et affable cependant, elle « exhale son vœu irréalisable de liberté et de bonheur » en proposant à Violante de l’accompagner à la plage, « Bimba, mi porti con te al mare ? [22]» Baignant dans le luxe et entouré de sa famille florissante, Bonsignor se sent coupable et se souvient de la parole biblique : « tu as reçu tes biens en cette vie. ». Larbaud cite ici un fragment de la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare (Luc-16.19-30) en laquelle le riche, dans le séjour des morts, supplie qu’on abrège ses souffrances avec un peu d’eau. Abraham lui répond : « Souviens-toi que tu as reçu tes biens en ta vie, et que Lazare a eu les maux pendant la sienne ; maintenant il est ici consolé, et toi, tu souffres. » L’éthique de l’entrepreneur chez Bonsignor, en partie liée à la morale protestante, se nuance ici de la doctrine sociale du catholicisme, inspirée par saint Thomas, cette doctrine qui prône la « destination universelle des biens. » Il ne suffit pas au riche, un entrepreneur prospère par exemple, de créer de la richesse et des emplois qui profitent à tous, il faut aussi qu’il soit en mesure de partager son bien en conciliant propriété privée et « destination universelle des biens[23] », comme aurait dû le faire le riche avec Lazare.

 Au cours de cette anecdote, Bonsignor constate en fait la résilience économique du peuple et l’échec partiel de la théorie du ruissellement. La complexité du « capital humain », au sens large du terme, ne pourra jamais entrer dans les cadres de la modélisation, même s’ils sont issus d’une éthique bien établie de l’entrepreneur. À la suite de cette anecdote, l’image du vaisseau de Thésée va s’imposer dans l’esprit du personnage. Progressivement, la poésie prend le pouvoir pour redessiner, en filigrane, la dynamique du capitalisme.    

Le vaisseau de Thésée et l’imaginaire du capitalisme

Pôle magnétique de la nouvelle, ce vaisseau, qui se régénère de réparation en réparation dans le port du Pirée, défie le temps. Le vaisseau, « venu du fond des âges », est le symbole d’une substance renouvelée tous les sept ans, selon la légende écrite par Plutarque dans sa Vie de Thésée [24] que Larbaud reprend :

On l’avait si souvent réparé au cours des siècles, qu’il n’y avait en lui plus un clou, plus une planche, qui n’eussent été plusieurs fois remplacés. Mais c’est encore le Vaisseau de Thésée, sa forme, son histoire, l’idée qui y demeurait attachée[25].  

Le vaisseau est aussi un reflet de l’évolution du moi qui mêle à la pensée présocratique l’approche bergsonienne sur la dialectique entre la dispersion et l’unité du vrai moi. Inspiré par Héraclite, « jamais le même homme ne boit deux fois au même fleuve[26] », Bonsignor se persuade des effets du changement. Mais c’est le sentiment de culpabilité, issu de « la crise de tristesse et du dégoût de soi-même[27] » qui domine à la fin de son examen de conscience. Ce même examen permet d’ « ajuster les divers éléments du moi », comme le signale Anne Chevalier dans un article éclairant[28]. Bonsignor parvient ainsi à ce constat : « notre forme change, mais l’idée de nous-mêmes en nous-mêmes, indestructible, demeure […][29] »

Apparemment, avec sa rêverie, Bonsignor s’éloigne de son bilan portant sur l’éthique de l’entrepreneur. Mais dans l’écriture de fiction la performance de l’imaginaire est telle qu’elle nous invite à chercher un lien entre les différents thèmes (dispersés) d’une narration. L’économie serait alors elle-même vaisseau de Thésée avec l’idée d’un capitalisme qui se définit d’abord par le mouvement et le progrès sans changer pour autant son visage premier de capital et d’intérêt. Les planches détruites qui se régénèrent malgré le temps renverraient de surcroît à la théorie de la destruction créatrice chère à l’économiste autrichien Joseph Schumpeter[30]. L’innovation fragilise l’économie et éteint des secteurs d’activité mais en même temps elle ouvre ailleurs des perspectives de croissance, si bien que la dynamique de prospérité inhérente à l’économie de marché ne change pas. Il est donc tentant de considérer le vaisseau de Thésée comme un symbole des mues permanentes du capitalisme, telle serait l’influence de l’écriture. Encore faut-il que le capitalisme modifie la notion d’intérêt en intégrant davantage l’exigence d’une harmonie sociale, en lien avec « la destination universelle des biens. » Bonsignor, devenu en notre esprit l’Héraclite de la pensée économique, serait alors en accord avec sa conscience.

Conclusion Peut-on aller plus loin dans la comparaison avec les théories de Joseph Schumpeter ? Pour ce dernier, le capitalisme produit une augmentation inégale de la richesse mais à long terme il bénéficie à l’ensemble de la société, grâce au processus de la destruction créatrice. Le progrès repose sur ce héros de l’innovation qu’est l’entrepreneur. Toutes proportions gardées, l’entrepreneur de Larbaud entre en résonance avec ce trait, auquel s’ajoutent la « destination universelle des biens », inspirée du christianisme, et la recherche d’une communauté heureuse. De plus, en attribuant à son entrepreneur un besoin d’éthique, une aspiration au partage, un regard critique sur soi et sur la société et, in fine, une réflexion sur le temps long, Larbaud défend la propre cause de l’écrivain. Idéalement, les deux figures, l’entrepreneur et l’écrivain, portent le même fruit du « libre développement de l’individu », en référence à son article sur la crise de l’humanisme[31]. Ce chemin entre l’entrepreneur et l’écrivain, plus court qu’il n’y paraît au premier abord, permet de mieux comprendre ce que Joseph Schumpeter entend par « civilisation capitaliste ». Le potentiel de fiction et d’imaginaire propre à la création artistique est en effet un précieux secours pour définir cette civilisation et les conflits anthropologiques qu’elle entraîne. Il aide à surmonter la « difficulté extraordinaire » qu’il y a, selon Albert Thibaudet, à « penser le capitalisme. » « Non moins paradoxal est le contraste entre la manière habituelle et nécessaire dont l’Européen vit dans l’atmosphère, dans les conditions capitalistes et la difficulté extraordinaire qu’il éprouve à penser le capitalisme[32] » écrit l’écrivain libéral pour La Revue de Genève en 1925. Larbaud dans son Vaisseau de Thésée s’est confronté à cette difficulté. Ce qu’il faut retenir, c’est que son modernisme lui a suggéré une vision de l’entreprise en avance sur son époque.


[1]     Le Vaisseau de Thésée, première publication dans Commerce, cahier XXIX, hiver 1932. La nouvelle est reprise en conclusion du recueil Aux couleurs de Rome, Gallimard, 1938. Le texte figure dans l’édition de la Pléiade, Œuvres, préface de Marcel Arland, notes par G. Jean-Aubry et Robert Mallet, Gallimard, 1958, p. 1079.

[2]     Ibid., p. 1101.

[3]     Ibid., p. 1089 pour les deux citations.

[4]     De la démocratie en Amérique, T. II (1840), chapitre « Professions industrielles », édition Folio/Gallimard, p. 217. 

[5]     Le Vaisseau de Thésée, op.cit., p. 1083.

[6]     Ibid., p. 1087.

[7]     L’anglais est très répandu parmi les économistes, ce qui peut expliquer l’absence de traduction en français. En outre, un disciple de Gary Stanley Becker, Bertrand Lemennicier, a repris la théorie du capital humain dans un ouvrage de 1984 intitulé Le marché du mariage et de la famille.

[8]     Voir A Treatise on the Family, First Harvard University Press paperback edition, 1993, p. 3.

[9]     Le Vaisseau de Thésée, op.cit., p. 1092 pour les deux citations.

[10]   Ibid. p. 1093 pour l’ensemble des citations.

[11]   Ibid., p. 1101.

[12]   L’externalité, positive ou négative, désigne un effet secondaire d’une activité principale. Cette interaction se produit sans compensation financière.

[13]   Mémoires d’Hadrien, Œuvres romanesques, Bibliothèque de la Pléiade, NRF/Gallimard, 1982, p.377.

[14]   Le Vaisseau de Thésée, op.cit., p. 1091.

[15]   La « raison d’être », nouvellement définie dans le Code civil (article 1833 et 1835), incite l’entreprise à trouver sa justification sociétale dans la protection des êtres humains, dans le partage des revenus et dans une autre dimension, peut-être moins présente à l’époque de Larbaud, à savoir la protection de la planète.

[16]   Voir sur cette question Raison d’être de l’entreprise, n° de 2021 des Cahiers des EDC (Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens)

[17]   « Comment convaincre des mérites de la pensée libérale : commentaire à propos d’un commentaire », Le Journal des libertés, n°8 Printemps 2020.

[18]   Le texte, qui a d’abord été pensé en 1894, a fait l’objet de plusieurs ébauches disséminées par la suite dans d’autres nouvelles comme Disque (1921). La rédaction, encouragée par la Princesse de Bassiano, date d’octobre à décembre 1931. De nombreuses variantes suivront « avec d’autres copies indépendantes très remaniées avec petits brouillons à part sur feuilles volantes ». Dans une note, l’auteur indique un fil directeur : il composa dans « la nostalgie de la Grèce » et son personnage « éprouvait le même désir d’une culture classique ». Manuscrit MSCLXXII conservé à la médiathèque Valery Larbaud. Le journal de Larbaud en date du jeudi 25 février 1932 (édition de Paule Moron, Gallimard, 2009, p. 927-928) donne également des indications sur la genèse de la nouvelle.

[19]   Le Vaisseau de Thésée, op.cit., p. 1082 pour ces différentes citations.

[20]   « Le ver(s) dans le fruit trop mûr de la lyrique et du récit », in Temps et récit de Paul Ricœur en débat, Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz (dir.), p. 106, Editions du Cerf, Paris, 1990.

[21]   Le Vaisseau de Thésée, op.cit., p. 1095.

[22]   Ibid., p.1095.

[23]   Sur cette question, voir l’article de Jean-Yves Naudet, « Comment concilier aujourd’hui la propriété privée et la destination universelle des biens ? » Article pour l’Association des économistes catholiques, article à paraître chez l’éditeur Pierre Téqui.

[24]   « Le vaisseau sur lequel Theseus alla et retourna, était une galiote à trente rames, que les Athéniens gardèrent jusqu’au temps  de Demetrius le Phalérien, en ôtant toujours les vieilles pièces de bois, à mesure qu’elles pourrissaient, et y en remettant des neuves en leurs places : tellement que depuis, ès disputes des philosophes touchant les choses qui s’augmentent, à savoir si elles demeurent unes, ou si elles se font autres, cette galiote était toujours alléguée  pour exemple de doute, pour ce que les uns maintenaient que c’était un même vaisseau, les autres, au contraire, soutenaient que non : et tient-on que la fête des rameaux, que l’on célèbre à Athènes encore aujourd’hui, fut lors premièrement instituée par Theseus. » Vie de Thésée, traduction Jacques Amyot, 1559, cité par Alexandre Géfen, Vies imaginaires de Plutarque à Michon, Folio classique, 2014, p. 59. 

[25]   Le Vaisseau de Thésée, op.cit., p.1097.

[26]   Ibid., p.1096.

[27]   Ibid., p.1099.

[28]   « L’un et le multiple. Essai sur Le Vaisseau de Thésée », Europe, n° 798 consacré à V. Larbaud, octobre 1995, p.109-120, p.113 pour la citation.

[29]   Le Vaisseau de Thésée, op.cit., p.1097.

[30]   Théorie de la destruction créatrice, traduit de l’anglais par Gaël Fain, Payot, 2021. Ce livre reprend un chapitre du livre de Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie publié en 1942.

[31]   « Une crise de l’humanisme », cahier de l’Herne, op.cit., p. 220.

[32]   « Pour une définition de l’Europe », La Revue de Genève, septembre 1925, texte repris dans Réflexions sur la politique, édition d’Antoine Compagnon, Robert Laffont, Bouquins, 2007, p. 600.

About Author

Journal des Libertés

Laisser un commentaire