La liberté est une grande idée des sociétés contemporaines, qu’il s’agisse de liberté civile et politique du citoyen, ou de libertés économiques au fondement du marché. L’usage de la liberté implique l’exercice de la raison : on présuppose que les choix à effectuer seront raisonnables. En ce sens l’idéologie est une ennemie perfide de la liberté. L’individu prisonnier d’une idéologie n’est pas en mesure de porter un jugement éclairé. Il est entraîné dans une spirale dévastatrice, car il faut alors exercer une contrainte sur ceux qui ne partagent pas ses vues, voire les éliminer, en tout cas les réduire au silence.

Il y a eu au XXème siècle de grandes idéologies totalitaires, à la fois sanglantes et inefficaces dans la durée. Le danger qui menace aujourd’hui est différent : il s’agit du poids d’une opinion sournoisement régnante. Pour exemple, nous choisissons de nous arrêter sur certains aspects du mouvement féministe en matière de muséologie. Nous comprenons très bien que les femmes revendiquent des libertés qui leur étaient déniées dans un passé qui n’est pas très lointain, mais il existe aussi des prises de position déraisonnables.

Ministre de la Culture, Françoise Nyssen a prononcé le 7 février 2018, lors d’un comité ministériel, un discours pour l’égalité entre les hommes et les femmes.

« Moins d’un artiste sur quatre exposé dans un fonds régional d’art contemporain est une femme. Moins d’un long-métrage sur quatre agréé en France est réalisé par une femme. Moins d’un tiers des œuvres programmées dans nos théâtres publics sont signées par des femmes (…). On ne compte que trois femmes à la tête des dix-neuf centres chorégraphiques nationaux. J’assume le recours aux quotas de progression, aux objectifs chiffrés. Et je considère que le secteur culturel doit montrer la voie. Nous avons un devoir d’exemplarité en matière d’égalité femmes-hommes. Le secteur culturel a un devoir d’avant-garde. »

Les quotas, le grand mot est lancé. Il invite à un regard radical sur l’image que les musées donnent de la société, en tournant les yeux vers les États-Unis bien sûr puisqu’en matière sociétale le vent vient de l’Ouest. Aux États-Unis, où un collectif de femmes a calculé que 75% des peintres exposés au Metropolitan Museum étaient l’œuvre d’hommes, alors que 75% des personnages représentés plus ou moins dénudés sur les toiles étaient des femmes. Il s’en dégage une certaine image de la femme, peu créatrice dans le domaine artistique, mais réduite en objet de désir au service des hommes. Cette observation conforterait l’idée que les femmes sont victimes d’une discrimination raciste, pour laquelle s’est répandu le mot de sexisme. Ce collectif demande la création d’un grand musée des femmes, comme il existe des musées consacrés aux Afro-Américains ou aux Amérindiens (Washington DC), voire aux Juifs (New York). L’objet de ces musées est de présenter un questionnement sur une identité. En France, on a aussi entendu de divers côtés cette argumentation et la vigueur des propos de Françoise Nyssen sur le devoir d’avant-garde et le recours aux quotas oblige à un regard lucide à la fois sur les orientations possibles du Ministère de la Culture et sur les implications de cette politique volontariste en matière de libertés publiques.

S’il ne fait aucun doute que la position affichée par la Ministre n’est pas une position de façade, purement opportuniste, mais sera effectivement suivie d’effets, il convient d’observer les conséquences des demandes actuellement formulées par les unes et les autres. Les enjeux de toutes natures (éthique, financière, de pouvoir…) sont effectivement trop importants pour que l’on puisse apaiser la véhémence d’un lobby féministe par des « mesurettes ». La nature des dispositions que le ministère va privilégier de satisfaire parmi les demandes des féministes fait encore l’objet d’hypothèses. Essayons de prévoir les conséquences de deux demandes enregistrées : l’égalité femme-hommes dans les œuvres d’art présentées au Louvre et la représentation des femmes dans les œuvres d’art proposées dans les musées.

 

Reconstruire le passé à la lumière des exigences présentes ?

Visitons une galerie du Louvre recomposée par les historiennes de l’histoire de l’art politiquement correctes. Commençons par la grande Galerie, conçue et admirée depuis plus de deux siècles comme la plus magistrale leçon de l’histoire de la peinture dominante de l’art occidental. Elle présenta jadis des peintures italiennes et françaises ; elle est aujourd’hui réservée à la peinture italienne. Faisons subir la règle d’épuration : « la parité ou rien » à ce bel enseignement.

  • plus de primitifs dans le salon (le fameux salon de l’académie !) : exeunt Cimabue, Giotto, Paolo Uccello, fra Angelico…
  • plus de cinquecento : exeunt Antonello da Messine, Mantegna, Guirlandaio…
  • plus de seicento : exeunt Leonard de Vinci, Raphaël, Michel-Ange…

Une épuration semblable vaut pour l’art des pays autres que l’Italie : exeunt le quinzième siècle français et notamment le parement de Narbonne, commandé par Charles V (encore qu’il comporte la figure de Marie-Madeleine et celle de la reine Jeanne de Bourbon, ce qui pourrait lui faire obtenir grâce), la piéta de Villeneuve-lès-Avignon, Malouel et les frères Limbourg…

Le même arbitrage kafkaïen vaut, et en pire, pour les sculptures : au motif de non parité (dureté de la taille directe ?), faut-il exclure du Louvre Jean Goujon, Germain Pilon, Antoine Coysevox, Pierre Puget et Michel-Ange ?

Le redressement paritaire promet des ravages dans le département des arts d’orient ; on frémit à la perspective du sort qui sera réservé au code d’Hammourabi !

Une fois l’épuration réalisée, que faire des œuvres enlevées ? Faudra-t-il les vendre pour éviter un retour du passé ou le coût élevé du stockage, les détruire pour marquer l’horreur qu’inspire la réalité d’un insupportable passé qualifié de « machiste », les brûler comme durant  les guerres de religion ou à l’instar des autodafés allemandes ou iraniennes, les vendre, comme pendant la grande Révolution (les œuvres appartenant à nos musées nationaux sont inaliénables et une majorité au parlement est nécessaire pour permettre de lever l’interdiction de vendre).

Et lorsque l’on aura établi des romans nationaux féministes, un roman mondial féministe, comment justifier que la parité ne soit pas respectée dans les domaines si légitimement sensibles de l’orientation sexuelle, de la couleur de peau, de la classe sociale … ? On peut également frémir à la perspective du sort qui pourrait être réservé à certains chefs-d’œuvre à la suite d’une remise en cause idéologique de portraits du XVIIème siècle dans lesquels les Africains sont relégués au rôle de serviteurs.

La parité imposée dans les œuvres d’art du Louvre relève, dans l’état actuel des choses, d’une recomposition du monde passé que même les idéologies les plus extrémistes du vingtième siècle n’ont pas réussie. Dans la mesure où les œuvres du Louvre appartiennent au passé, le musée ne peut faire autre chose que refléter un passé artistique. Il convient également d’examiner une autre demande de plus en plus fréquemment constatée, relative à l’instrumentalisation du corps féminin et à son utilisation abusive par des artistes.

 

La police des mœurs

La représentation de femmes nues dans l’art occidental a été dénoncée par des féministes comme la réduction de la femme en objet de désir au service des hommes. Il est vrai que la nudité est si souvent rencontrée dans l’art occidental que l’une des conditions mises à la coopération qui mena à la réalisation du Louvre D’Abou Dhabi porte sur l’absence de censure de ce fait. Sous les cieux orientaux, les icônes de l’art occidental que sont le concert champêtre du Titien – ou de Giorgione – et le déjeuner sur l’herbe de Manet pourront occuper la place qui est la leur dans l’art européen. La thèse du « seul objet du désir » est bien sûr loin de convaincre tous les historiens de l’art. Il est difficile de livrer une lecture fine et vraie de l’art grec par exemple en réduisant ainsi la représentation de corps de femmes nues et d’hommes nus. L’incarnation de la beauté par un corps nu, telle que nous la livrent les chefs-d’œuvre de l’art grec, correspond à une quête ancienne. Il est difficile de ne pas voir, dans les icônes muséales, la quête du beau à laquelle nous invitent Phidias, Praxitèle, Lysippe. Une quête qui transcende la banalité d’une représentation de la réalité pour atteindre au sommet que cherchent tous les artistes ambitieux : la visualisation de la grandeur et de la tragédie de l’existence humaine. Une quête au moyen d’un pinceau ou d’un ciseau comparable à celle que mènent les écrivains avec leurs plumes. Une ambition immense et légitime que l’on rencontre lorsque, derrière les intrigues de comédies ou de tragédies, Shakespeare touche à l’essentiel –le sens de la vie, sa beauté, sa grandeur, le drame de la souffrance et de la mort, la force de l’amour…

Au temps présent, les protestations contre l’affichage de la nudité ne se limitent pas au monde des musées. La publicité en a beaucoup usé et la publicité est omniprésente aujourd’hui, toujours à la recherche de la transgression de tabous ou d’habitudes, ne serait-ce que pour attirer l’attention, pour procurer une émotion positive que l’on veut transférer à la marque, puisque rien n’est gratuit en matière commerciale.

Le peu de succès que rencontrent les réquisitoires contre la publicité a été expliqué par l’aversion des temps modernes et notamment de la période post-1968 pour les approches normatives rappelant une morale considérée comme désuète. On trouve aussi jusqu’à présent, dans les sondages sur l’acceptation de ce type de publicité, une lucidité de la majorité des femmes sur les objectifs de la publicité et les moyens mis en œuvre pour y parvenir. Il ne semble pas non plus que, dans l’état actuel des choses, soit vraiment susceptible d’être appliquée la dénonciation que l’on voit apparaître d’une actuelle « parité asymétrique ». Cette parité est exigée au nom de la morale, mais ne se trouve pas mise en œuvre dès l’instant que les femmes seraient désavantagées par application du quota 50/50.

Mais les équilibres, sur les sujets sociétaux, sont souvent fragiles et l’on doit constater que les protestations de féministes qui sollicitent une présentation nouvelle de la création artistique sont concomitantes avec les exigences d’un islam rigoureux tout prêt à faire respecter par une « police des mœurs » un ordre nouveau en matière de présentation et de représentation des femmes.

Ainsi, ni la recomposition du passé de l’art selon des critères idéologiques de parité femmes-hommes par exemple, ni la couverture des œuvres d’art pour dissimuler pudiquement les réalités ne paraissent susceptibles de provoquer une adhésion majoritaire. Deux autres phénomènes semblent plus sérieux, à la fois par leur faisabilité, leur probabilité d’occurrence, et par l’intérêt concret qu’ils présentent pour les lobbyistes : la pratique des quotas et la modification de préférences esthétiques.

 

 

 

Un combat entre injustice et liberté

Le recours aux quotas n’est ni anodin, ni nouveau. Il signifie que, dans un choix important, par exemple une nomination à un poste de haute responsabilité, le critère décisif du choix sera le genre, l’âge, les communautés auxquelles appartiennent les candidats… Il constitue en premier lieu une entrave à la liberté de choix des personnes appelées à choisir. On imagine ensuite sans peine que la levée des frustrations qui engendre le recours aux quotas s’accompagne ou s’accompagnera de frustrations des personnes écartées. Celles-ci ayant beau jeu de dénoncer un choix qui ressort normalement de critères indépendants de la qualité, à savoir la compétence et l’adéquation à la charge convoitée.

La justification d’une réduction des libertés au motif que celles-ci peuvent engendrer ou pérenniser des situations injustes se rencontre fréquemment et les groupes de pression à la recherche d’avantages y ont largement recours. Il n’y a pas si longtemps, on prêtait à Rachida Dati d’avoir inspiré à Nicolas Sarkozy sa prise de position en faveur de personnes originaires de l’immigration. L’obligation du respect de la parité hommes-femmes dans les listes des candidats à différentes élections, dans les décorations aux ordres nationaux relève de cette logique d’une attitude qualifiée de volontariste et justifiée par la conviction qu’il convient de forcer l’évolution de la société dans un sens voulu. L’objectif final peut être ou ne pas être explicitement avoué. Dans le cas de la parité Femmes-Hommes, le corps électoral féminin l’emportant en nombre sur celui des hommes, l’objectif d’équité est explicitement avoué. Les mesures sociétales visant à remplacer des personnes âgées par des personnes plus jeunes, et qui relèvent parfois de simples manœuvres politiciennes permettant de placer à des postes-clés des « amis » politiques sont moins souvent explicitement affichées, bien que la jeunesse soit aussi un critère valorisant (François Hollande avait fait une campagne gagnante sur ce thème en 2012).

Les entraves à la liberté sont aujourd’hui si nombreuses, parfois si complaisamment expliquées par des impératifs de justice qu’il devient urgent de dénoncer un glissement d’autant plus dangereux qu’il est insidieux et accompagné par de bruyants concerts de belles âmes. Les temps présents, marqués par la dénonciation systématique d’indélicatesses ou de défauts de langage peuvent être qualifiés maintenant comme « l’ère de la tyrannie des susceptibles ». Et cette nouvelle tyrannie peut engendrer une situation contraire à celle attendue des nouveaux puritains. N’a-t-on pas expliqué que la majorité des femmes américaines avaient voté pour « the Donald » aux élections présidentielles américaines de 2016 parce qu’il était le seul candidat à parler vrai en faisant fi d’un langage tellement convenu qu’il sonnait suspect ? Le « politiquement correct » se révèle certes d’une efficacité redoutable pour éliminer ses adversaires politiques ou idéologiques, mais ses excès semblent devenir aussi inattendus que néfastes.

Le thème de l’injustice est important dans les débats publics. Le sentiment d’injustice laisse le choix entre deux attitudes : fatalisme ou résignation impuissante d’un côté, révolte de l’autre. La révolte peut conduire à des rébellions et à des révolutions. Le vingtième siècle en a fait un usage intensif et force est de constater que les grandes tyrannies de ce siècle se sont fondées sur l’affichage de la suppression des injustices, suppression qui précédait massacres et dictatures. Justice, que de crimes ont été commis en ton nom ! Le concept semble d’un maniement aisé, tant il paraît plus facile de mobiliser sur le thème de la jalousie, de l’envie, de la confiscation que sur ceux de l’effort, la responsabilité et la liberté. L’opposition justice-liberté se trouve clairement, nous l’avons constaté plus haut, dans l’analyse des demandes des lobbys appelant à l’imposition de quotas puisque ces quotas réduisent la liberté des choix des décisionnaires. L’exemple développé ci-dessus des œuvres d’art montre la difficulté de justifier de manière rationnelle et dépassionnée le fondement même de certains quotas, ainsi que l’échelle de ces quotas. C’est précisément à ce niveau et sur un sujet sensible, pour lequel l’intention ne saurait être de blesser des personnes, que se perçoit l’opposition entre les idéologies et la raison. Une raison qui exige le recours à la démonstration, la méfiance à l’égard des modes et des passions.

La réduction des libertés ne résulte pas, dans le quotidien de notre République, que de causes aussi nobles que celle d’une volonté de permettre aux femmes de parvenir aux postes qu’elles convoitent et qu’elles ont la capacité d’exercer. Il est par exemple frappant de constater que, dans les décrets – naturellement soumis au Conseil d’État — de constitution d’instances prestigieuses du monde de la Culture, se rencontre la mention « le président est un membre du Conseil d’État » sans que soit évident le lien entre la compétence de ces magistrats et l’objet de la commission.

Du temps de Platon, Aristote et autres sages de l’Antiquité, les Grecs constataient déjà que rien ne peut conduire plus sûrement à l’injustice que la réaction violente à un sentiment d’injustice, par suite d’idées de vengeance, engrenage de haines, manipulations de démagogues. L’opposition entre fatalisme et révolte correspond bien à ce qui est ressenti dans différentes situations, et on pourrait prendre pour exemple actuel celle des Afro-Américains. Néanmoins, le bien commun de la cité exige que l’on sache dépasser la dichotomie pour bâtir un cadre de discussion ou de dialogue, et pour bâtir des normes raisonnables, acceptables par tous, dans un régime ouvert à l’universel, une « société ouverte », selon l’inspiration de Bergson, Popper et Hayek.

À l’inverse, le politiquement correct sur ce thème emboîte le pas à tous ceux qui ont voulu refaire le monde en détruisant les paradigmes les plus établis de leur civilisation et dont les plus connus sont notamment Robespierre, Lénine, Hitler, Mao Zedong ou Pol Pot. L’histoire moderne nous livre des exemples qu’il est difficile de contredire : les démarches à caractère raciste ne sont pas seulement absurdes, elles conduisent aux excès pires que ceux qu’elles entendent combattre.

 

Evolution de préférences esthétiques

S’il est une mutation prévisible engendrée par la place actuelle des femmes dans la société occidentale, elle va apparaître dans la plus grande attention portée aux femmes peintres dont les œuvres sont reconnues. Il ne s’agit pas ici d’un parti pris autoritaire et arbitraire, purement idéologique mais d’un plus grand engouement pour l’art reconnu de Louise Moillon (1610-1696), puis à celui d’Anne Vallayer-Coster (1744-1810), d’Adélaïde Labille-Guiard (1749-1803) et d’Elisabeth Vigée-Lebrun (1755-1842), si l’on prend l’exemple des XVII et XVIIIèmes siècles. Le renouveau d’une meilleure intelligence de l’art de femmes pastellistes du XVIIIème siècle, Rosalba Carriera (16751757) par exemple, s’inscrit aussi dans ce mouvement. Au sommet de l’enthousiasme à venir se trouve sans aucun doute Artemisia Gentileschi (1593-1653 ?), tant pour des raisons esthétiques – son talent est immense et reconnu – que parce qu’elle est le symbole de l’humiliation causée par sa condition féminine. Un beau tableau d’Artemisia représentant Sainte Catherine d’Alexandrie est passé en vente à l’hôtel Drouot en décembre 2017, estimé 300 000 à 400 000 euros. Il est parti pour Londres (National Gallery) au prix de 2 360 000 euros.

Qu’existent des phénomènes de modes, des préférences esthétiques qui se modifient au fil du temps, nul ne saurait s’en étonner. Encore faut-il que soient maintenues la primauté de l’expertise sur toutes autres considérations notamment idéologiques. Ce constat rend ridicule voire intolérable la recomposition du passé. Il exclut aussi la justification de quotas qui peuvent engendrer des injustices aussi fortes que celles qu’elles prétendent combattre. Ces mêmes quotas qui ne trouvent leur légitimité que si existe vraiment une inégalité, cette inégalité dont on dit – à juste titre – qu’elle est à l’évidence aussi fausse qu’insupportable.

 

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Journal des Libertés

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