Dans son ouvrage canonique Droit, législation et liberté, Friedrich Hayek commence par séparer l’ordre spontané de l’ordre construit pour distinguer strictement le droit de la législation. Une distinction habituellement méconnue en France, même et à commencer par les juristes. Linguistiquement, cela paraît d’autant plus étrange que le français est – pour une fois – plus précis que l’anglais : deux mots différents concernent d’une part le droit et d’autre part la loi. Force est de constater que les règlementations pullulent en France – et dans l’Europe communautaire, nous le verrons –, mais si évolution il y a depuis la chute du mur de Berlin, elle se conçoit en termes quantitatifs plus que de nature. Autrement dit, la règlementation s’est accrue de manière générale. Pour quelles raisons ? Disons qu’à de – multiples – motifs typiquement français se sont ajoutés des causes communautaires.

Un « déclin du droit » bien ancien

En 1949, Georges Ripert – un juriste conservateur – fait paraître Le déclin du droit qui s’inquiète des nombreuses atteintes portées à sa discipline depuis l’entre-deux-guerres, signes avant-coureurs de la règlementation socialo-communiste à l’œuvre sous le gouvernement provisoire puis au début de la IVe République. Exemples saugrenus ou ridicules à l’appui au sein d’un chapitre intitulé « tout devient droit public », il démontre que les principes du droit se sont trouvés pollués par une idéologie nouvelle :

« Le patron qui installe des armoires pour son personnel doit les mesurer avec soin car elles doivent avoir 1,85 m de hauteur, 0,60 m de largeur, 0,50 m de profondeur et l’intérieur doit présenter des angles arrondis et 2 compartiments distincts selon le décret du 5 août 1946. Le médecin ou le dentiste qui installe son cabinet et commande une plaque pour sa porte d’entrée doit s’assurer qu’elle ne mesure pas plus de 24 cm quel que soit l’éclairage de l’escalier selon le décret du 27 juin 1947. Les employés de casino doivent pour le service des jeux porter des vêtements sans poches selon le décret du 5 mai 1947 et la cagnotte doit être fermée par trois clefs selon l’arrêté du 1er avril 1947. Le ramasseur d’escargots n’a pas besoin d’une carte professionnelle « au premier stade », mais, s’il s’agit de la répartition, il faudra distinguer entre les escargots métropolitains dits coureurs et les escargots dits bouchés selon un texte paru le 11 novembre 1942. Le pêcheur en rivière devra se munir d’un mètre pour rejeter à l’eau les truites de moins de 22 cm et conserver les perches de plus de 14 et surtout il doit examiner avec soin les écrevisses pêchées car, si elles sont à pieds blancs, il doit les replonger dans la rivière au-dessous de 11 cm, tandis, si elles sont à pieds rouges, il peut les conserver au-dessus de 9 cm, selon le décret du 9 février 1945 ! »

Les bureaucrates bruxellois n’ont rien inventé !

Le caractère polémique de l’ouvrage venait surtout de la rhétorique « décliniste » et du caractère prétendument récent de ce déclin. Nonobstant plusieurs auteurs avaient déjà cru relever un « déclin du droit » bien avant Ripert.

Les six facteurs d’accroissement de la règlementation

  1. Une tradition française : la loi, expression de la volonté générale

Le siècle des Lumières est déjà celui de la glorification de la loi. Inspirés par Rousseau, les révolutionnaires français gravent dans le marbre de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et des constitutions successives la loi, expression de la volonté générale. La Déclaration, si elle est d’une magnifique beauté formelle, trouve son originalité par rapport aux déclarations anglo-saxonnes dans la consécration du légicentrisme.

Il n’est dès lors guère étonnant que l’État français se caractérise par une règlementation foisonnante dès les débuts de la période révolutionnaire. Un auteur compte 2 557 lois sous la Constituante en deux ans, 1 712 sous la Législative en un an et 11 210 par la Convention en trois ans ! On a pu calculer que 170 textes importants de législation sociale avaient été adoptés de 1849 à 1898 avec une croissance du nombre de lois votées en moyenne chaque année. Nous sommes très loin d’un prétendu « État-gendarme » qui aurait régné au XIXe siècle. Pour reprendre l’expression d’un auteur, l’État n’a jamais été « léger » en France. Une illustration : la loi du 15 février 1902 sur la santé publique entraîne l’adoption de 7 règlements d’administration publique, de 2 décrets, d’une demi-douzaine d’arrêtés et d’instructions ministérielles et d’une quarantaine de circulaires ! De plus, la centralisation de l’Ancien Régime, plus théorique que réelle, est devenue une puissante réalité à partir de 1789 et surtout du Premier Empire.

  • La psychologie du législateur

En homme politique averti, Benjamin Constant soulignait une cause psychologique de l’inflation législative : « La multiplicité des lois flatte dans les législateurs deux penchants naturels, le besoin d’agir et le plaisir de se croire nécessaire ». Quel homme politique n’a-t-il pas rêvé de laisser son nom à la postérité en le liant insécablement à une loi ? Celle-ci était censée être celle d’un législateur, aujourd’hui elle est devenue celle du membre de la fonction exécutive, mais le ressort reste le même.

  • L’influence du positivisme juridique

Parmi les « masses de granit » que Bonaparte impose au pays se trouve le Code civil de 1804. Le monopole de l’Université forme des générations de juristes auxquels on apprend que l’exégèse du Code Napoléon est l’alpha et l’oméga des praticiens du droit. En effet, la loi du 22 Ventôse an XII et un décret subséquent mirent en place les écoles de droit. La loi avait prévu que l’on y enseigne le droit civil français dans l’ordre du Code civil, le droit naturel et le droit des gens, le droit public et le droit civil dans son rapport avec l’administration publique, et le droit romain dans ses rapports avec le droit français, la législation criminelle et la procédure tant civile que criminelle. Or, le décret omit de mentionner le droit naturel et le droit des gens. Il ne fallait pas, dans l’esprit de Bonaparte, que les juristes fussent autre chose que des techniciens et des sujets dévoués. Toute personne qui eût un peu trop raisonné lui paraissait dangereuse…. Notons en passant que l’une des causes de la sur-règlementation tient aussi au fait que les normes s’empilent, inappliquées ou partiellement mises en œuvre.

Le droit n’est plus le juste, il ne se définit plus par son contenu, mais par l’autorité qui l’édicte : est droit ce qui a été voulu par les gouvernants.

  • La vulgate sur les faux droits de l’homme 

Certains textes révolutionnaires déjà avaient proclamés des droits sociaux ou du moins des « devoirs » qui pesaient sur l’État à cet égard. La Seconde République en 1848 avait même parlé du « droit au travail », même si le texte de la Constitution ne l’avait point consacré. Progressivement, sous l’influence des diverses écoles socialistes, les droits de l’homme déclarés en 1789 vont apparaitre insuffisants, voire dérisoires. Aux droits-libertés vont s’ajouter des droits-créances, non plus des droits qui supposent l’abstention de l’État dans les affaires des individus, sauf pour les garantir, mais l’intervention de l’État pour donner des droits sociaux à l’ensemble des « exploités ». L’engrenage a été tel que plusieurs « générations » de droits de l’homme ont pu se succéder : aux droits dits classiques de la Révolution ont succédé les droits sociaux et les droits collectifs les plus divers… jusqu’au « droit aux congés payés de l’abominable homme des neiges » brocardé par Hayek.

  • A société complexe, règlementation complexe 

Plusieurs auteurs ont élaboré au XXe siècle une pensée de la complexité. Beaucoup en sont venus à l’idée que plus la société était complexe, plus elle exigeait de règlementation. D’autant que la révolution informatique a amené certains à croire que la technique permettrait de maîtriser la complexité, à commencer par la planification, sans comprendre que la complexité exigeait au contraire un système d’informations « décentralisé ».

  • Des institutions coupables I : L’absence de respect du droit par les constitutions

Jamais le constitutionnalisme français n’a permis au droit de régner. Les Constitutions ont d’abord été entendues comme des moyens donnés aux gouvernants pour régenter la société, et non pas comme des garanties bénéficiant aux individus pour protéger leurs droits. Les constituants de la Ve République ont renouvelé l’erreur, ainsi qu’il ressort des déclarations de Michel Debré lors des travaux préparatoires : « Une Constitution ne peut rien faire d’autre que d’apporter des chances aux hommes politiques de bonne foi qui, pour la nation et la liberté, veulent un État, c’est-à-dire, avant tout, un gouvernement ». Déclarations stupéfiantes aux yeux des constitutionnalistes anglo-saxons !

Des institutions coupables II : Les erreurs européennes et communautaires

L’Europe communautaire s’affiche depuis l’origine comme une machine à réglementer, sans garde-fous, sans limites véritables. Le traité de Maastricht, consécutif à la chute des régimes socialistes, a accusé les défauts de la CEE. Si la subsidiarité a fait son apparition de manière officielle, elle a été délibérément conçue à l’envers par Jacques Delors qui avait une pleine connaissance des potentialités libérales de la notion et dès lors des risques qu’elle faisait peser sur la « construction communautaire ».

A la règlementation étatique s’ajoute, se surajoute ou se substitue la règlementation communautaire. Dans son rapport public pour 2006, le Conseil d’État intitule l’une de ses parties « sécurité juridique et complexité du droit ». Il précise que se trouvaient en vigueur en 2005 quelque 10 500 lois et 120 000 décrets règlementaires. Quant au droit dérivé des traités communautaires en vigueur, il était constitué de 17 000 décisions, directives et autres règlements. Depuis 1990, 1 516 directives et 34 104 règlements avaient été adoptés, dont un septième seulement demeurait en vigueur en 2005 ! Au droit pérenne succède la règlementation jetable…. Phénomène accusé par la « sur-transposition » des directives européennes dans le droit français… qui a même été dénoncée par le Président Macron avant les élections européennes de 2019. Cette sur-transposition avait fait l’objet d’un projet de loi présenté l’année précédente et relatif à la suppression des mesures nationales de sur-transposition qui instauraient des normes plus contraignantes que celles qui résultaient de la stricte application des directives, sans pour autant que cela soit justifié par un « objectif national identifié ».

De la réglementation au Droit

La connaissance du droit, c’est-à-dire du juste, ne doit pas être l’apanage des juristes. Elle suppose entre autres une bonne éducation et un bon enseignement supérieur : des établissements privés dont la concurrence permettra d’accroître la qualité des Universités. Le respect du principe de subsidiarité doit également être un frein à la règlementation excessive.

La déliquescence actuelle de la règlementation – une règlementation interne faite par des bureaucrates, et non plus par des juristes pour l’essentiel, une justice surchargée qui privilégie par défaut les modes amiables de résolution des conflits – ouvre des perspectives nouvelles pour la mise en place d’un droit « authentique » – règles coutumières et arbitrage.


* Le présent texte correspond à un exposé fait à l’Université d’été d’Aix-en-Provence, août 2019

Jean-Philippe Feldman est professeur agrégé des facultés de droit, Maître de conférences à SciencesPo et avocat à la Cour de Paris. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont le dernier en date Transformer la France. En finir avec mille ans de mal français, Plon 2018 (avec M. Laine). Il publiera prochainement Exception française. Histoire d’une société bloquée de l’Ancien Régime à Emmanuel Macron (Odile Jacob)

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Journal des Libertés

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