M Macron et la gauche européenne voudraient que l’Europe devienne souveraine. Ce serait nécessairement au détriment de la souveraineté de ses membres. Mais dès à présent l’Europe vit dans l’ambiguïté d’une souveraineté qu’elle grignote tous les jours par l’envahissement de sa technocratie et la profusion de directives et règlements dont le caractère démocratique est douteux. La solution ne serait-elle pas dans le rétablissement d’une vraie subsidiarité, de bas en haut, dans le fonctionnement de l’Union européenne dont le centralisme étouffe aujourd’hui la diversité et la créativité qui a fait la richesse de l’Europe ?
Une Union entre pays démocratiques est par elle-même démocratique si elle est voulue par les peuples de chacune des nations concernées et si ceux-ci sont représentés dans les décisions importantes, ce qui est le cas dans l’Union européenne (UE), indirectement au travers du Conseil où siègent les chefs d’État et de gouvernement de tous les pays membres et directement au Parlement européen. Le fonctionnement de l’UE est devenu plus démocratique, sur le papier du moins, quand se sont élargies l’étendue et la consistance de son objet. Au commencement de la Communauté économique européenne (CEE), il s’agissait essentiellement de favoriser la liberté des échanges sur son territoire, mais déjà pointait le désir d’uniformisation, ne serait-ce que dans la politique agricole commune – la PAC. Depuis lors, la CEE devenue Union européenne est plus ambitieuse et ses derniers traités successifs, de Maastricht à Lisbonne, en ouvrent le spectre. En même temps, pour adopter la plupart des textes européens, règlements et directives notamment, a été mis en place un processus de co-décision qui met le Parlement et le Conseil de l’UE sur un pied d’égalité, en particulier dans les domaines de la gouvernance économique, la liberté, la sécurité et la justice, l’énergie, les transports, l’environnement, la protection des consommateurs et la politique agricole commune (PAC).
Toutefois l’initiative des textes revient, sauf cas particulier, à la Commission phagocytée par une technocratie européenne abondante et les élus eux-mêmes sont souvent loin des électeurs. Mais surtout, la plupart de ces textes sont adoptés à la majorité, ce qui veut dire que certains textes peuvent avoir à être transposés dans la législation d’une nation malgré le désaccord de ses représentants au Parlement et/ou au Conseil de l’Europe. La question peut se poser alors de savoir si la démocratie est respectée.
Certes, la démocratie n’est pas une fin en soi. Elle reste un moyen d’exercice du pouvoir dont l’universalité du suffrage est une modalité parmi d’autres. Elle est un instrument de participation du peuple à la vie de la cité et à ce titre elle représente le moyen de faire de chaque individu, peu ou prou, un acteur de la vie sociale et de créer des empêchements, plus ou moins fermes, à toute tentation de pouvoir absolu. Mais elle peut prendre des formes diverses. Elle n’a pas toujours été bâtie sur le modèle de représentation directe et générale qui caractérise aujourd’hui les sociétés occidentales. La Grèce de Périclès reste le modèle, imparfait, de la démocratie malgré le caractère très limité de la représentation qui y présidait. Du temps de la monarchie française, les villes et les communautés villageoises avaient souvent une large autonomie pour administrer les biens communaux, gérer l’entretien des ponts et chaussées, désigner le garde forestier, régler les litiges de voisinage… D’une certaine manière, le peuple y était peut-être plus souverain chez lui que des pays membres de l’Europe chez eux aujourd’hui et il participait ainsi à une forme de démocratie qui n’en avait pas le nom. A l’inverse, l’idolâtrie d’une certaine démocratie peut masquer son dévoiement comme celui de la démocratie populaire transformée en levier de despotisme des comités et du Parti. Il faut donc trouver pour l’UE la voie moyenne et adaptée de la démocratie utile à une union de nations démocratiques. Car en l’état, la démocratie européenne se réduit trop souvent à maquiller la tyrannie d’institutions technocratiques. Et même si c’est le propre de la démocratie qu’une majorité puisse imposer une décision à une minorité, la démocratie européenne tend insidieusement à adopter un comportement impérial au-delà de l’esprit et de la lettre des traités.
L’emprise de l’empire technocratique
A bien des égards, la gestion de l’Europe paraît abandonnée à des technocrates bruxellois, ou des élus technocratisés, bardés de certitudes et ignorants de nos besoins comme de nos envies. Ils multiplient les directives et les règlements pour justifier de leur fonction et tenter d’en conserver les petits comme les grands avantages. Ils adorent augmenter les charges sociales, fiscales et réglementaires dont ils s’exonèrent. Ils veulent régenter et soumettre leurs peuples, gérer leur vie. Pour les autres plus que pour eux-mêmes, ils ont la passion de l’égalité et de l’uniformisation qu’ils baptisent « harmonisation » pour tenter de nous tromper. Ils nous promettent des mondes meilleurs à la façon des soviétiques et, comme eux, prétendent faire notre bien.
Ils le font mal. Le Sénat français[1] a donné notamment l’exemple de la proposition de directive présentée en novembre 2015 par la Commission européenne pour prévoir l’interdiction complète des chargeurs fixes ou amovibles de grande capacité pour toutes les armes à feu et surtout une interdiction complète de possession privée pour les armes de chasse ou de sport ressemblant esthétiquement ou techniquement à une arme à feu militaire moderne. Ce texte rendait de facto impossible les activités des chasseurs et des tireurs sportifs, ce qui obligea la Commission à préparer un nouveau texte. Ou encore, la directive adoptée en 2004 par la Commission européenne sur la protection des travailleurs contre les champs électromagnétiques (directive 2004/40/CE). Ce texte conduisait à interdire l’utilisation sur le territoire de l’Union européenne des scanners médicaux par résonance électromagnétique, des procédés industriels de soudage, d’induction et d’électrolyse. Il fallut abroger la directive et en imaginer une autre. Le Sénat observe que ces « malfaçons » des textes semblent avoir des causes structurelles :
« Le processus normatif semble, en effet, par construction, propre à faire primer un intérêt en particulier, de la conception d’un texte jusqu’à sa présentation finale. Cet intérêt particulier peut être le fruit d’un lobby mais aussi d’une préoccupation spécifique… »
Faut-il vraiment que la Commission se préoccupe des coulis de tomate qui doivent selon le règlement 1764/86 du 27 mai 1986 ne comporter aucun morceau de peau dans les conserves tandis que les petits défauts tels qu’une légère entaille n’y sont tolérés qu’à hauteur de 300 cm² de surface totale pour dix kilos de fruits (pour les tomates entières) ou 1 250 cm² (pour les tomates en morceaux). Dans les boîtes, « les tomates et le liquide de couverture […] doivent occuper au moins 90 % de la capacité en eau du récipient ». Sauf si le bocal est en verre : dans ce cas, « la capacité en eau est réduite de 20 millilitres avant le calcul des pourcentages ». La Commission justifie son intervention en « considérant que de telles exigences minimales visent à éviter la fabrication de produits pour lesquels il n’y aucune demande ou qui provoqueraient des distorsions sur le marché ». Faut-il à ce point infantiliser les consommateurs et les considérés comme des débiles incapables d’apprécier le rapport qualité/prix des produits ? La Commission distribue tant de subventions aux agriculteurs qu’elle se croit autorisée à leur dicter les normes de fabrication.
En 2022 son grand projet a été l’aboutissement d’une directive pour faire du port USB Type-C le port standard pour tous les téléphones intelligents, tablettes, appareils photographiques, casques d’écoute, haut-parleurs portatifs et consoles de jeux vidéo portatives. Elle voulait ainsi faciliter la vie des utilisateurs et éviter du gaspillage. Pourtant, un chargeur unique, ce sera aussi un chargeur figé, difficile à faire évoluer pour profiter d’innovations, sans concurrence pour favoriser la découverte de meilleurs chargeurs. La réduction de charges à court terme risque d’être lourde de conséquences dans une économie-monde dont l’Europe ne sortira pas gagnante en uniformisant sa production avant, pourquoi pas, d’interdire la publicité, la recherche, la mise de nouveaux produits sur le marché… qui sont génératrices de dépenses ! Cette idée d’une planification centrale pour unifier les produits a des relents de Gosplan avec toutes les conséquences malheureuses que nous savons. En soumettant à trop de normes uniques les marchés, les produits, les services, les idées… l’Europe tue la créativité et s’affaiblit.
Pourquoi l’Europe oblige chacun de ses membres à accorder congé parental et congés maternité / paternité en fixant leur durée et leur rémunération minimales, pourquoi peut-elle obliger tous les pays qui en sont membres à accueillir le monde entier plutôt que de pratiquer une immigration choisie, pourquoi gère-t-elle les normes de qualité, les étiquettes énergétiques, les étiquetage des produits de la pêche et des denrées alimentaires et ceux des produits chimiques ? L’Europe s’empare bien vite de ce qui relève de la compétence des acteurs privés, des nations ou de leurs collectivités. Et elle le fait mal en laissant, sous la coupe de puissants lobbies, de petits fonctionnaires ignorants de la vie réelle des entreprises et de l’économie décider pour les autres. Elle voudrait ainsi, par exemple, que les grandes entreprises de production saline industrielle puissent utiliser le même label « bio » que les sauniers qui gèrent des exploitations de production artisanale dans les marais des iles atlantiques, dès lors du moins que les dits industriels utilisent des énergies renouvelables[2]. N’importe quoi !
Pire, bénéficiaires de fonds considérables prélevés sur les ressources des États membres, notamment la TVA, les institutions européennes manient habilement le chantage pour soumettre toutes les nations membres aux diktats d’une pensée sociétale politiquement correcte. La Commission européenne s’y emploie en décidant de l’attribution de fonds considérables aux États dans le cadre d’un plan de relance post Covid qu’elle ne distribue ensuite qu’aux nations dociles. Ainsi elle a retenu 35 milliards d’euros à la Pologne dont l’organisation de la justice ne trouvait pas grâce à ses yeux et 15 milliards à la Hongrie qui avait le culot de vouloir éviter une immigration massive sur son territoire. Pourtant ces deux questions n’avaient rien à voir avec les plans de relance dans ces pays ! A dire vrai, je ne suis pas à l’aise avec la justice polonaise et avec la politique nationaliste hongroise, mais l’Europe doit se bâtir dans sa diversité. Elle s’étiolera si elle continue de s’enfermer dans une uniformisation destructrice, ou, à force d’enfler jusqu’à l’impuissance elle éclatera comme le Brexit en prévient.
Un centralisme destructeur
Car la technocratie a d’autant plus d’emprise et est d’autant plus dangereuse que l’Europe s’impose aux nations dans un système renversé de subsidiarité. La première partie, titre I, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (traité FUE), signé en 2007 et entré en vigueur en 2009, classe les compétences de l’Union en trois catégories (compétences exclusives, compétences partagées et compétences d’appui) et dresse la liste des domaines relevant des trois catégories de compétences qui recouvrent pratiquement tous les domaines de l’action publique. En principe, dans les domaines qui ne relèvent pas de la compétence exclusive de l’Union, le principe de subsidiarité peut être opposé à l’Union par les États membres. Mais les textes légitiment l’intervention de l’Union si les objectifs d’une action ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres, et peuvent mieux l’être au niveau de l’Union « en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée ». Et c’est l’UE qui décide si son action est souhaitable sauf opposition qualifiée des parlements nationaux (ce qui n’est arrivé que trois fois).
Les technocrates européens, sûrs d’eux-mêmes et dominateurs, augmentent ainsi continument l’étendue de leurs pouvoirs sans jamais penser seulement à les réduire au profit des membres de l’Union. D’autant plus volontiers que, par ailleurs, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), qui a le même intérêt à renforcer son domaine d’intervention, n’a pas manqué de faire très tôt prévaloir les décisions européennes sur toute législation des États membres. Dès son arrêt rendu le 15 juillet 1964 dans l’affaire Flaminio Costa contre Ente Nazionale per l’Energia Elettrica elle a consacré le principe de la primauté du droit communautaire sur les législations nationales en déclarant que [3]:
« à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la CEE [ou traité de Rome] a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres […] et qui s’impose à leur juridiction. [En] instituant une Communauté de durée illimitée, dotée d’institutions propres, de la personnalité, de la capacité juridique, d’une capacité de représentation internationale et plus particulièrement de pouvoirs réels issus d’une limitation de compétence ou d’un transfert d’attributions des États à la Communauté, ceux-ci ont limité leurs droits souverains et ont créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes. »
Ce principe a été reconnu ensuite par la jurisprudence française dans les arrêts Jacques Vabre (Cour de Cassation, Chambre Mixte, du 24 mai 1975, 73-13.556) et Nicolo (Conseil d’État, Assemblée, du 20 octobre 1989, 108243).
Bien entendu, dans ce dernier arrêt le Conseil d’État a énoncé plus généralement que les lois doivent respecter les traités qui leur sont antérieurs, ce qui est d’évidence car si elles ne les respectaient pas, la nation violerait ses engagements internationaux et les traités deviendraient douteux, le crédit de la France en serait sérieusement entamé. Mais désormais la question est plus difficile à trancher. Il s’agit de savoir si les règlements, directives (qui laissent un peu plus de liberté de transposition) et décisions européens doivent être respectés par chaque État membre. Or en France, après bien des tergiversations, l’assemblée du contentieux du Conseil d’État (CE, ass., 30 oct. 2009, n°298348, Mme Perreux) admet que « tout justiciable peut se prévaloir, à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif non réglementaire, des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive, lorsque l’État n’a pas pris, dans les délais impartis par celle-ci, les mesures de transposition nécessaires. » La transposition devient ainsi une obligation. Pire, la France fait du zèle en sur-transposant de nombreux textes. Sur la période 2002-2018, observe l’Assemblée nationale, 3 458 textes ont contribué à transposer des directives en droit interne. Parmi ces textes, on compte, par ordre d’importance quantitative, 1 791 arrêtés (51 %), 1 053 décrets (30 %) 460 lois (environ 14 %) et 154 ordonnances (5 %). On considère que 50 à 70% des textes législatifs consistent à transposer des textes européens. Mais alors, la France peut-elle être considérée comme ayant toujours son entière souveraineté quand certains règlements ou directives vont à l’encontre des règles constitutionnelles, dont celle de la DDDH de 1789, partie intégrante de la Constitution, qui dit que la souveraineté appartient à la Nation. Il serait donc souhaitable de clarifier la situation en distinguant entre la nécessaire application des traités et le respect des textes issus des traités et susceptibles de s’imposer aux pays membres qui devraient faire l’objet d’une analyse cas par cas pour n’être transposés que sous réserve du respect de la constitution de chaque pays membre.
Rétablir la subsidiarité
Car en l’état, même si les nations existent encore, elles deviennent dépendantes. D’autant plus que l’Europe utilise tous les prétextes pour accroître ses domaines d’intervention au détriment des leurs. Alors qu’elle ne peut édicter de textes fiscaux qu’avec l’accord unanime de ses membres, elle s’appuie sur le droit de la concurrence, le droit financier le droit des sociétés pour leur imposer des règles d’uniformisation fiscale (fusions, détermination des bénéfices…) ou de surimposition de certaines grandes entreprises (GAFA, entreprises énergétiques…). Elle emprunte à tout va en sachant que pour rembourser ses dettes elle sera obligée de lever de nouveaux impôts et saura forcer le consentement de ses membres qu’elle fait déjà chanter pour leur accorder leur part du fruit de ses emprunts. L’Europe est devenue dangereuse pour la liberté humaine parce qu’elle récuse toute puissance concurrente de ses propres membres, ce qui est le propre de tout impérialisme. Alors que l’Europe des six avait été conçue pour préserver la paix et la richesse des nations dans un subtil équilibre entre l’autorité européenne et les nations souveraines, l’idée politique dominante est désormais dans le tout ou rien. Il y a ceux qui veulent une Europe souveraine, qui supprimera la souveraineté des nations, et ceux qui de ce fait ne veulent plus d’Europe. Il faut revenir à l’équilibre pour que l’Europe existe dans l’intérêt commun.
Emmanuel Macron a initié la création d’une « communauté politique européenne »dont le but sera d’assurer une « coordination politique de solidarité et de coopération » en termes d’énergie, de sécurité, de transport, d’infrastructures. L’objectif est d’intégrer les nations européennes périphériques sans les faire entrer dans l’UE qui pourra ainsi plus facilement déposséder les membres actuels de l’Union Européenne de leur souveraineté pour se l’accaparer. Mais plutôt que de reléguer dans un second cercle les pays les plus éloignés des standards européens, ne vaudrait-il pas mieux les intégrer dans une Union européenne plus étendue mais plus modeste, plus libre, plus agile. Il faut revenir à une Europe limitée et subsidiaire selon les principes qui ont présidé à sa constitution. Pour y parvenir et retrouver une Europe moins technocratique et plus démocratique, il suffirait sans doute – ce qui n’est pas rien bien sûr – de rétablir la subsidiarité dans son ordre naturel, de bas en haut, selon sa définition donnée par l’évêque de Mayence, Monseigneur von Ketteler, dans sa lutte contre le Kulturkampf de Bismarck : « En bas tout le possible, en haut tout le nécessaire ». Bien comprise, la subsidiarité est la manière de faire vivre une saine compétition entre les individus comme entre nations, entreprises, universités… pour que le processus d’essais et d’erreurs s’exerce aussi largement que possible au profit d’une dynamique créatrice et à l’abri de toute hégémonie.
[1] Rapport d’information n° 387 (2016-2017) de MM. Jean Bizet, Pascal Allizard, Philippe Bonnecarrère, Michel Delebarre, Jean-Paul Émorine, Claude Kern, Didier Marie, Daniel Raoul et Simon Sutour, fait au nom de la commission des affaires européennes, déposé le 9 février 2017, https://bit.ly/3Wo4mSb.
[2] Le Figaro du 10 août 2022.