Dans un article[1] paru dernièrement dans Foreign Affairs, le politologue américain Robert Kagan offre une intéressante synthèse de deux cents ans de relations internationales, en même temps qu’une pertinente analyse de la guerre en Ukraine, à la lumière de ce qu’il nomme l’ « hégémonie libérale » ou l’ « ordre libéral international ». Alors que celui-ci semble de plus en plus disparaître sous nos yeux, Kagan plaide pour sa vigoureuse restauration, dans un monde toujours en proie à l’instabilité géopolitique et aux menaces autoritaires.

Comment l’Amérique en est venue à défendre l’ordre libéral mondial au XXe siècle

Il est courant de distinguer outre-Atlantique entre deux types de guerre[2] : les « guerres de nécessité » et les « guerres de choix ». Kagan considère que les guerres menées par les États-Unis ont en fait toujours été des « guerres de choix ». « Pas une seule guerre, écrit-il, n’était nécessaire pour défendre la sécurité directe des États-Unis ; toutes, d’une manière ou d’une autre, visaient à façonner l’environnement international ». En effet, la décision des États-Unis d’entrer en guerre, lors des deux Guerre mondiales, était motivée moins par la crainte d’être attaqués sur leur territoire que par celle de voir l’ordre libéral – principalement soutenu au XIXe siècle par la Grande-Bretagne – s’effondrer. Woodrow Wilson l’avait bien compris, et c’est ce qui l’amena à sortir l’Amérique de sa neutralité en instaurant le principe de « sécurité collective » en politique étrangère. De même, comme le rappelle Kagan, F.D. Roosevelt exprima sa crainte, durant l’été 1940, de voir les États-Unis devenir un jour une « île isolée » au milieu d’un univers régi par la violence et le chaos. Ainsi que le dit Roosevelt, les Américains deviendraient alors « un peuple captif, menotté, affamé et nourri à travers les barreaux au jour le jour par les maîtres méprisants et impitoyables des autres continents ».

De Wilson à George W. Bush, en passant par Roosevelt, Truman et Reagan, l’Amérique aura largement cherché à défendre l’ordre libéral au XXe siècle, qu’il fût mis en péril par les totalitarismes nazi et communiste ou par le terrorisme. On peut comprendre que les Américains rechignent aujourd’hui de plus en plus à supporter la totalité du fardeau (notamment financier) que cette sauvegarde de l’hégémonie libérale fait peser sur eux. Cela devrait en fait conduire les Européens à coopérer davantage avec les États-Unis et à prendre à leur charge une part plus grande de son financement. Il y va ni plus ni moins de la survie de l’hégémonie libérale, cette longue entreprise de façonnage des relations internationales, qui a permis à l’Europe occidentale de ne plus connaître la guerre sur son propre sol depuis 1945.

La méprise des réalistes en politique étrangère

La politique étrangère américaine a souvent oscillé entre « réalisme » et « idéalisme ». L’idéalisme a sans doute été rudement mis à mal par le dénouement de la deuxième guerre d’Irak, qui fit comprendre aux Américains – même si leur décision de renverser le régime de Saddam Hussein fut motivée par la crainte que des armes de destruction massive ne tombassent entre les mains de terroristes – que la démocratie libérale ne peut véritablement s’exporter et que l’acceptation par les peuples de ses principes fondamentaux (liberté politique, liberté d’entreprendre, liberté d’expression, tolérance, respect de l’État de droit, etc.) nécessite de leur part une maturation préalable que l’on ne peut guère chercher à accélérer.

Le réalisme[3] tel qu’il fut pratiqué au XXe siècle, et qui semble avoir trouvé un regain de faveur ces derniers temps – séparation entre politique et morale, recherche de ses propres intérêts sans se soucier de ceux des autres, etc. –, est toutefois lui aussi largement critiquable[4].

En effet, Kagan rappelle comment le réalisme en politique étrangère s’appuie sur un fatal préjugé : celui selon lequel une puissance, même autocratique, ne prend de décisions qu’en fonction de ses propres intérêts.

« Aucune des grandes puissances, écrit Kagan, n’est vraiment guidée, comme le suggèrent les réalistes, par des jugements rationnels sur la maximisation de la sécurité (de leur pays). (…) Il n’y a pas d’intérêts “d’État” séparés, seulement les intérêts et les croyances des personnes qui habitent et dirigent les États. »

À cet égard, la guerre en Ukraine ne peut aucunement se justifier par le fait que la sécurité de la Russie aurait été menacée. Ce n’est pas le réalisme politique qui a conduit Poutine à entrer en guerre contre l’Ukraine, mais sa volonté, poursuit Kagan, de « surmonter l’humiliation de la grandeur perdue, pour satisfaire l’idée qu’il se fait de sa propre place dans l’histoire russe ».

La guerre en Ukraine

Pour Kagan, la défense de l’Ukraine équivaut à celle de l’ « hégémonie libérale ». Une défaite de l’Ukraine ne constituerait pas en elle-même un péril pour la sécurité du territoire des États-Unis ; en revanche, elle constituerait à coup sûr un péril pour le maintien de l’hégémonie libérale. Ici encore, les réalistes ont eu tout faux du fait qu’ils n’ont pas su tirer la leçon de la guerre froide : la répression en Hongrie en 1956, la répression du printemps de Prague en 1968, la construction du mur de Berlin en 1961, auraient peut-être pu être évitées si les Occidentaux avaient réagi. Mais ils ne l’ont pas fait, dans l’espoir d’ « apaiser » l’URSS. Or rappelons-nous que l’absence de réponse de la part des Occidentaux à une menace autocratique tend davantage à exacerber qu’à atténuer cette même menace (relisons sur ce point Revel, en particulier Comment les démocraties finissent, Paris, Grasset, 1983). Poutine connaît parfaitement l’existence de cette faille chez les Occidentaux, et il a voulu tester à son tour leurs limites. Si l’Occident avait réagi à temps (Géorgie en 2008, Crimée en 2014), qui sait, la guerre en Ukraine n’aurait peut-être jamais eu lieu.

L’ « hégémonie libérale » : une « anomalie » dans l’histoire des relations internationales ?

Il convient enfin de se rappeler – lisons ici le livre[5] de Kagan, The Jungle Grows Back (New York, Vintage Books, 2019) – que l’ordre libéral mondial est une « anomalie » dans l’histoire des relations internationales. C’est une conquête de la civilisation sur la violence, le tribalisme et le nationalisme primitifs. « Les conflits entre grandes puissances et la dictature, écrit-il dans l’article susmentionné, ont été la norme tout au long de l’histoire humaine, la paix libérale une brève anomalie ». D’où l’emploi par Kagan de la métaphore du jardin : l’ordre libéral mondial est comme un jardin, qui doit être constamment entretenu. Il est au chaos premier ce que le jardin est à une nature anarchique, non domestiquée.

Ainsi donc, seule une coopération renforcée entre Américains et Européens pourrait permettre de transformer ce qui fut jusqu’à ce jour une anomalie en une nouvelle norme pour l’avenir. Mais même dans ce cas, l’aspiration de l’être humain à la liberté n’éclipsera sans doute jamais entièrement son penchant pour la violence, que seul l’ordre libéral peut tout au plus parvenir à contenir.


[1]    https://bit.ly/3CT1aGh

[2]    Ibidem

[3]    Voir Nicolas Lecaussin, « La doctrine Kissinger ou l’art de se coucher devant les dictateurs », IREF le 26 mai 2022, consulté à https://bit.ly/3XxJHgf

[4]    On se reportera à cet égard à l’article de Tom Palmer, « Pourquoi se tenir aux côtés de l’Ukraine », paru dans le Journal des libertés, n°18, automne 2022, pp. 19-34.

[5]   Voir notre recension de cet ouvrage pour la Revue Politique et Parlementaire ici : https://bit.ly/3JyhksF

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Matthieu Creson

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