Tout comme les progrès dans l’approvisionnement en armes sont systématiquement en retard sur les besoins de l’armée ukrainienne, la compréhension qu’entretiennent les experts étrangers des principaux problèmes institutionnels auxquels est confrontée l’Ukraine est malheureusement en retard par rapport aux besoins réels des Ukrainiens (et en retard également par rapport à la littérature scientifique la plus pointue sur le sujet). Dans les années 1990, évoquer la corruption au sein du gouvernement ukrainien et mettre en doute sa bienveillance était chose taboue au sein de la communauté des conseillers étrangers ; c’était « politiquement incorrect ». Puis, pendant la vingtaine d’années qui suivit, tout écart dans la mise en œuvre des «_bonnes » normes et pratiques, tous les échecs subis dans les réformes, ont été uniquement attribués à la corruption, les mesures punitives anti-corruption étant considérées comme la solution miracle. De ce point de vue, il est encourageant de constater qu’aujourd’hui certains experts étrangers commencent à mettre l’accent sur le concept plus large de Rule of Law faisant de ce principe un point focal pour les réformes à venir. La Rule of Law[1] est en effet la clé des changements systémiques qui pourraient transformer l’Ukraine en une démocratie libérale légale et prospère. Certaines réformes pertinentes ont finalement fait leur chemin dans la conditionnalité de l’aide occidentale et de l’adhésion à l’UE. Cependant, malgré des progrès notables, cela semble insuffisant pour la modernisation sociétale réussie et rapide dont l’Ukraine a besoin pour devenir un pays prospère et un membre apprécié de l’UE.

L’ensemble des réformes proposées par les experts internationaux, façonnant la conditionnalité de l’aide reçue par l’Ukraine, peut sembler adéquate sur le papier. Mais l’Ukraine possède déjà toutes les composantes nécessaires de la Rule of Law au niveau formel et c’est dans le domaine informel que se trouve le vrai défi. Les réformes proposées et imposées sont-elles suffisantes pour établir une Rule of Law pleine et entière en Ukraine ? Quelle coalition politico-économique a la capacité de faire avancer ces réformes ? Ces réformes peuvent-elles être mises en œuvre sans être perverties ni entraîner des conséquences imprévues désastreuses, comme cela s’est souvent produit dans le passé ?

Telles sont les questions qu’il faut se poser lorsqu’on envisage des réformes dans un pays semblable à l’Ukraine. Malheureusement, la prépondérance d’une approche normative, insuffisamment étayée par des recherches empiriques, est un biais préjudiciable et fréquent dans l’aide que l’Occident apporte à de nombreux pays. Il conduit au gaspillage de ressources rares et, dans de nombreux cas, produit des résultats désastreux. Les échecs récents de cette aide en Irak et en Afghanistan, ainsi que le génocide rwandais, nous le rappellent brutalement.

Ainsi l’Ukraine a-t-elle reçu une aide substantielle, souvent subordonnée à certaines réformes, mais les résultats, bien que sans doute meilleurs que ceux récoltés en Afghanistan, ont souvent été en deçà des attentes. L’aide internationale, au-delà de ses contributions positives, a aidé par inadvertance à renforcer le régime répressif de Leonid Koutchma, n’a pas réussi à fournir à la « Coalition orange » un programme de réformes complet et opportun et a permis à Ianoukovitch de cacher sa kleptocratie sous une couverture pseudo-réformiste. Mettre l’accent sur l’indépendance du pouvoir judiciaire plutôt que sur une refonte systémique et s’appuyer sur des politiques punitives de lutte contre la corruption plutôt que sur la prévention ne sont que deux exemples d’approches erronées des donateurs qui ont empêché que des progrès significatifs soient opérés dans le renforcement des institutions, comme l’exigeaient les acteurs de la Révolution de la Dignité[2]. Si de telles erreurs ou des erreurs similaires devaient être répétées dans la phase de rénovation d’après-guerre à venir, cela entraînerait une déception généralisée, un renversement du processus de démocratisation, un échec de l’adhésion à l’UE ou des problèmes substantiels pour l’UE dans l’hypothèse où l’adhésion est réalisée sur la base de considérations politiques, en négligeant la nécessité de progrès réels en matière de développement institutionnel.

Une approche non systémique des réformes ressemble à une approche non systémique des opérations militaires, entraînant des conséquences tout aussi désastreuses. Bien que l’infanterie puisse éventuellement capturer, nettoyer et contrôler un territoire, elle atteint rarement son but de façon efficiente lorsqu’elle agit seule. En règle générale, l’infanterie a besoin du soutien des chars, de l’artillerie et des forces aériennes, tous travaillant en parfaite coordination. Pour des résultats optimaux, les HIMARS et les forces spéciales doivent préalablement détruire la logistique de l’ennemi, quitte à ce qu’il faille des semaines pour voir des avancées conséquentes sur la ligne de front. Tout cela doit être basé sur des reconnaissances approfondies, qui ne donneront peut-être pas de résultats immédiats mais fourniront une base solide pour le reste des opérations. Ce serait formidable si réformateurs, conseillers et décideurs savaient tirer les leçons de cette réflexion sur les meilleures pratiques militaires. Le cas des réformes liées à la Rule of Law en offre une parfaite illustration.

Mettre en place la Rule of Law dans un pays clientéliste : une approche systémique

Heureusement, au cours des trois dernières décennies, la science de l’économie politique et institutionnelle a fait des progrès significatifs. Il existe désormais un cadre théorique complet et fondé sur des données probantes qui décrit de manière adéquate les réalités de l’Ukraine. C’est de ce cadre qu’il faut partir pour élaborer les politiques nouvelles, y compris les programmes de réforme. Ce cadre ouvre la voie à une approche systémique qui manquait auparavant pour transformer la société, la politique, l’économie et les institutions ukrainiennes, ces différentes dimensions étant étroitement liées.

Selon la taxonomie de North, Weingast et Wallis (2009), l’Ukraine est un « État naturel » (natural state) caractérisé par un « ordre social à accès limité » (Limited Access Order), bien qu’il soit « mature », et sans doute en train de transiter vers un « ordre à accès libre » (Open Access Order), c’est-à-dire, vers une concurrence largement ouverte dans les sphères politique et économique. Trois « conditions préalables », interdépendantes, sont nécessaires pour une telle transition. L’une d’entre elles, la Rule of Law, est déjà au centre de l’attention de la communauté internationale, mais deux autres – des « organisations perpétuelles » et le « contrôle politique de l’usage de la force » – manquent encore à l’appel, bien que toutes les trois se soutiennent mutuellement et qu’aucune ne puisse se maintenir sans les autres.

La Rule of Law (et son absence) semble être le principal goulot d’étranglement en Ukraine. Il s’agit d’un phénomène complexe, loin de se résumer à la réforme judiciaire, malgré l’importance cruciale de cette condition nécessaire mais insuffisante. En Ukraine, la Rule of Law est étroitement liée au clientélisme (Hale, 2015), c’est-à-dire, la façon dont l’ensemble du régime politique est organisé de manière informelle comme un nœud de réseaux sociaux pyramidaux appelés « clans » dans le jargon politique ukrainien. Il s’agit d’un phénomène socio-politique complexe caractérisé par l’informalité (par opposition aux lois, règles et structures formelles) et l’individualisation des traitements (par opposition à la mise en œuvre universelle et impartiale des règles), qui sont toutes deux incompatibles avec la Rule of Law. Magyar et Madlovics (2021) développent davantage ce concept, dépeignant l’Ukraine comme une « démocratie clientéliste » dans laquelle les forces politiques concurrentes sont représentées, non pas par des partis politiques démocratiquement organisés et gouvernés par leurs bases respectives, mais par des « familles politiques d’adoption » de type mafieux et clientéliste dans lesquelles la tête dirige.

Ce cadre théorique a plusieurs implications politiques importantes. En ce qui concerne la réforme judiciaire, les droits acquis des juges corrompus ne sont pas les seuls, ni peut-être même les principaux, obstacles à la réforme. Dans un système clientéliste, le pouvoir des « grands patrons » des familles politiques (non seulement les oligarques mais aussi les hauts dirigeants politiques) est fondé sur des attentes auto-réalisatrices. Les ordres informels discrétionnaires du chef pour punir la déloyauté et récompenser la loyauté sont exécutés par les subordonnés parce que ces derniers s’attendent à ce que le même chef reste au sommet demain et puisse également les récompenser ou les punir arbitrairement. A l’opposé, la Rule of Law rejette l’arbitraire et, lorsqu’elle est correctement mise en œuvre, prive immédiatement ces « grands patrons » d’une partie essentielle de leur pouvoir de coercition, puisque les décisions concernant les sanctions pénales doivent être prises par des juges indépendants et fondées sur la loi, pas sur des caprices. C’est la raison pour laquelle les chefs de clan s’opposeraient rationnellement et vivement à la mise en œuvre réelle de la Rule of Law et tenteraient de la remplacer par quelques réformes ennuyeuses (comme le remaniement des tribunaux) ou perverses.

Ensuite, la simple élimination des oligarques est loin d’être suffisante pour démonter le clientélisme. Elle devrait être prolongée sur quatre axes (Magyar et Madlovics, 2022) :

  • Institutions : passage des structures informelles aux structures formelles.
  • Réglementation : passage de cadres discrétionnaires à des cadres normatifs.
  • Autorisation : passer d’une prise de décision personnelle à une prise de décision collective.
  • Commandement : remplacement des systèmes clientélistes (chaînes personnelles) par des systèmes fonctionnels.

De plus, ces auteurs attribuent le clientélisme à des phénomènes culturels persistants : la collusion des sphères d’action sociale politique (liée au pouvoir et à la coercition légitime), contractuelle (principalement économique mais pas limitée à celle-ci) et communautaire (relations personnelles). Cette collusion donne lieu au népotisme, à la fusion des affaires et de la politique et à d’autres phénomènes bien connus en Ukraine. Ce phénomène mérite une étude plus approfondie, d’autant que l’on constate que ces sphères d’action sociale sont plus clairement séparées dans les sociétés occidentales. Par conséquent, l’expansion des institutions formelles occidentales à d’autres pays nécessite des efforts complémentaires au niveau sociétal pour dresser les fondations nécessaires.

Sans ces changements fondamentaux, les oligarques actuels en voie de disparition seront bientôt remplacés par de nouveaux, d’autant plus que l’aide internationale substantielle fournit un terrain fertile à leur croissance. Regardez la Hongrie et certains autres pays d’Europe centrale. Une loi anti-oligarques peut apaiser les individus marqués par une vision occidentale des choses qui ont du mal à comprendre le fonctionnement du clientélisme dans la réalité et qui ont foi dans le pouvoir des lois formelles. Cependant, dans la pratique, les oligarques ne sont que des produits du clientélisme, qui, à son tour, est basé sur l’informalité et l’arbitraire. Par conséquent, il s’accommode facilement d’une législation tant que son utilisation et son application peuvent être discrétionnaires. Tel sera le cas, par exemple, d’une loi qui établit des critères qui peuvent être facilement contournés en passant d’un contrôle formel à un contrôle informel (par exemple, en vendant des médias à des hommes de paille, comme Porochenko l’a déjà fait) ou en plaçant certains députés ou membres du gouvernement sur des listes de paie informelles.

Par ailleurs, la loi est par essence discrétionnaire dans un tel système puisque les personnes répondant aux critères formels établis par la loi seront inscrites ou non au registre selon le seul bon vouloir du Conseil de sécurité nationale et de défense (RNBO) dirigé par le président. En fait, la loi peut consolider le clientélisme et venir en aide à un président désireux de soumettre les oligarques à son pouvoir. Par conséquent, une loi peut servir différents objectifs, allant d’un véritable démantèlement du clientélisme à la mise en place d’une autocratie clientéliste similaire à celle que l’on trouve dans la Russie de Poutine dans les années 2000. En tout état de cause, même l’extinction des acteurs du système n’équivaudrait pas à l’élimination du clientélisme et à son remplacement par la Rule of Law. Le clientélisme continuera à se reproduire tant que les conditions préalables fondamentales persisteront. Ces conditions préalables sont (1) un système judiciaire corrompu, (2) une application de la loi corrompue et (3) une législation inopérante. Détaillons ces points.

Comment établir la Rule of Law ?

Le renouvellement des personnels, par une refonte du corps judiciaire sur la base de nouveaux principes et critères de sélection, représente l’élément le plus critique de la réforme judiciaire. Savoir apprécier chaque cas à sa juste valeur est en effet au cœur de la profession de juge, et l’intégrité personnelle de ce dernier constitue le principal obstacle à la corruption et permet de ne pas succomber à des pressions informelles. Une telle réforme peut contribuer immédiatement et de façon définitive au règlement des différends commerciaux. Cependant, lorsque des poursuites pénales ou des différends impliquent des agences gouvernementales de contrôle, les juges doivent travailler sur la base de documents fournis par les organismes chargés de la mise en œuvre et du contrôle de la loi. En pratique, cela signifie que l’arbitraire et l’informel sont simplement déplacés à un autre niveau. Ces agences peuvent choisir d’ignorer les fautes de certains individus tout comme elles peuvent soumettre d’autres à un déluge de fausses accusations, les forçant à se défendre, même si ces accusations sont finalement rejetées par des juges honnêtes. Par conséquent, ces agences devraient également subir une purge, nécessitant souvent une refonte complète, à l’instar du processus mis en place avec la police de la circulation.

Et même cela restera insuffisant car, dans la tradition de la «_contrainte juridique molle » (également décrite dans la littérature, notamment par Volkov (2000) et Rogov (2013)) héritée par l’Ukraine de l’Empire russe, la loi elle-même est intentionnellement rendue discrétionnaire, vague, contradictoire ou inutilement restrictive, contraire aux pratiques sociales – et donc de facto inapplicable car créant trop de contrevenants. Dans de telles circonstances, la justice sélective devient inévitable car il est impossible de punir tout le monde ou même la plupart des contrevenants. Pour aggraver les choses, la contrainte légale est « molle », ce qui fait que les individus ou les entreprises ne savent pas bien souvent s’ils agissent en toute légalité. Ils peuvent également choisir d’enfreindre consciemment la loi, à l’instar de leurs concurrents et collègues, en partant du principe que c’est la seule façon de survivre tout en restant le plus souvent impuni. Libre ensuite aux forces de l’ordre et aux agences de contrôle de sélectionner les boucs émissaires à leur discrétion, et même le juge le plus honnête sera alors tenu de condamner un contrevenant sur la base d’une comparution dûment préparée.

En conséquence, l’arbitraire s’épanouit au sein de ces agences, leurs fonctionnaires pouvant sélectionner des victimes comme cela les arrange et vendre une protection ou l’échanger contre du favoritisme. Tant que ces opportunités discrétionnaires existent et peuvent être exploitées à des fins de corruption ou à des fins politiques, même une refonte complète des organismes de contrôle et d’application de la loi ne parviendra pas à « dé-clientéliser » le système. Simultanément, tant que les institutions formelles, y compris les lois et leur mise en application, restent hostiles et confiscatoires, les gens auront tendance à préférer une application discrétionnaire de la loi dans la vie réelle car cela leur laisse la possibilité de « régler les problèmes » par de modestes pots-de-vin ou en ayant recours à des réseaux informels. Ce faisant ils n’œuvreront pas pour le triomphe de la Rule of Law. Ainsi, le troisième élément nécessaire pour établir la Rule of Law dans notre cas consiste à purger la législation des normes discrétionnaires ou plus précisément de toutes les normes dont on peut faire un usage discrétionnaire dans le contexte ukrainien.

Bien sûr, en pratique, il est impossible d’éliminer complètement le pouvoir discrétionnaire ; on doit se contenter de le réduire le plus que possible. Cependant, même cela est une tâche difficile car cette approche diffère considérablement de la tradition occidentale dominante dans des sociétés généralement non clientélistes, où la possibilité d’exercer un discernement est souvent considérée comme une vertu, apportant flexibilité et bon sens à la mise en œuvre d’une loi par ailleurs rigide et formaliste. Le discernement permet également de garder la loi « simple » en termes de taille, ce qui est souvent perçu comme une bonne chose. Cependant, dans les pays très enclins à la corruption et au clientélisme, toutes ces vertus deviennent des vices. Ici, la simplicité doit être privilégiée par rapport à d’autres vertus telles que la flexibilité, la solidité théorique générale ou la conformité avec les meilleures pratiques d’autres pays.

Cela implique que, au moins pendant une période significative précédent la mise en place complète de la Rule of Law, les autres politiques publiques et réformes institutionnelles doivent être subordonnées à cet objectif principal. Il en est ainsi de la mise en conformité avec les normes de l’UE qui ne peut pas s’effectuer correctement dans un environnement clientéliste. Pour la même raison, les politiques discrétionnaires de toute nature, y compris, mais sans s’y limiter, la politique industrielle, devraient être fortement découragées, voire interdites. Malheureusement, actuellement, de nombreuses conditionnalités de l’aide occidentale fonctionnent dans le sens opposé. Par exemple, le FMI non seulement s’oppose avec véhémence à la réforme de la fiscalité des sociétés visant à éliminer le pouvoir discrétionnaire inhérent à l’impôt sur les bénéfices des sociétés, mais recommande également de rétablir un « test d’objectif commercial » [NDT : pour s’assurer que la transaction n’a pas pour unique fin un avantage fiscal] ouvrant ainsi la porte à un pouvoir discrétionnaire essentiellement illimité.

Le quatrième élément nécessaire à l’établissement de la Rule of Law en Ukraine est la construction d’une bureaucratie méritocratique, non partisane et propre. C’est une tâche difficile pour les réformateurs, car cela implique de changer la culture de corruption et de clientélisme qui imprègne le secteur public. La bureaucratie devrait être composée de professionnels sélectionnés sur la base du mérite plutôt que sur des relations politiques ; des professionnels qui seront tenus pour responsables de leurs actions.

En conclusion, l’instauration de l’état de droit en Ukraine nécessite une approche globale qui s’attaque aux causes sous-jacentes de la corruption et du clientélisme. Cela inclut non seulement des réformes juridiques et institutionnelles, mais aussi des changements dans les normes sociales et les pratiques culturelles. Bien qu’il s’agisse d’un processus long et difficile, il est essentiel au développement économique, à la stabilité politique et au progrès social de l’Ukraine.

Cela pourrait être une belle conclusion, mais il y a un autre point extrêmement important qui est souvent omis ou pris pour acquis : la manière dont les réformes sont mises en œuvre pèse également lourdement sur leurs chances de succès et leur durabilité. Les réformateurs doivent répartir avec soin leurs ressources organisationnelles et politiques qui sont limitées, tout comme ils doivent prendre en compte la capacité limitée de la société à absorber les réformes. Le fait de ne pas tenir compte correctement de ces ressources rares peut entraîner l’échec des réformes et/ou des revirements ultérieurs. À cet égard, il existe deux principes d’une importance cruciale qui sont trop souvent ignorés ou sous-estimés.

Premièrement : Il est important que le respect et l’obéissance à la loi, surtout lorsqu’il s’agit de se serrer la ceinture, aillent du haut vers le bas, des élites aux gens ordinaires, et jamais l’inverse. Les élites devraient « mériter le droit » d’apporter un ordre à la société et adopter une conduite exemplaire quant au respect des lois et au mode de vie (principalement en adoptant un niveau de vie austère et en rejetant les privilèges réels). Sinon, cela ne fonctionnera pas et des tensions sociales émergeront inexorablement. Dans le même temps, les salaires officiels des fonctionnaires, etc. devraient être fixés à un niveau compétitif pour attirer des professionnels bons et propres.

Deuxièmement : Les réformes visant à changer les élites en place en modifiant les critères de sélection doivent être rapides et résolues afin que les titulaires aient moins de temps pour se mobiliser à leur encontre. Ici, une approche de « thérapie de choc » peut bien fonctionner. Au contraire, les réformes obligeant les masses à changer leur comportement doivent être progressives afin que les gens puissent apprendre, s’adapter et investir si nécessaire.

Pour en revenir à l’établissement de la Rule of Law il existe deux propositions non orthodoxes pour tenter de prendre de vitesse la coalition anti-réforme ; une coalition actuellement beaucoup trop forte parce que gonflée de tous ceux qui vivent du système en place.

Pour la lutte contre la corruption : au lieu d’essayer d’affronter la corruption partout par la punition, une meilleure option consiste à diviser la « classe oligarchique » corrompue avec une offre d’amnistie que ses membres recevront après avoir mené à bien un programme complet de réformes. Pendant la période de mise en œuvre, seuls les opposants actifs aux réformes feront l’objet de poursuites pénales, dans les limites des capacités réelles des organes gouvernementaux de lutte contre la corruption. Passé un certain point (par exemple, après l’adhésion à l’UE), l’amnistie s’appliquera à tous, et la sanction pour toute nouvelle déviance pourra être effective puisque, les opportunités de corruption principales ayant été éliminées, le nombre de contrevenants sera réduit d’autant. Le zèle anti-corruption devrait être redirigé vers les racines de ces pratiques sociétales que l’esprit occidental assimile à de la corruption, à savoir les principes fondamentaux de « l’ordre social à accès limité » et le clientélisme. Au niveau informel, la cible doit être la collusion des sphères de l’action sociale ; au niveau institutionnel, ce sont les mécanismes discrétionnaires ; et au niveau formel, c’est une législation impraticable.

Pour la « dés-oligarchisation » : au lieu de combattre personnellement les oligarques, mettez-les face à une feuille de route de réformes dans laquelle, à la fin, ils bénéficieront d’une capitalisation beaucoup plus élevée de leurs entreprises, ainsi que de vastes opportunités commerciales. Pour la période de transition, leur garantir un traitement égal et des conditions de concurrence équitables (tous se sont dit prêts à « jouer selon les règles » à condition que les autres soient traités de la même manière). Désormais, le président est en bonne position pour offrir de telles garanties qui devraient être bientôt reprises par la Rule of Law et des forces de l’ordre impersonnelles. Cela transformerait les oligarques en alliés ou, à tout le moins, les neutraliserait en tant qu’adversaires les plus farouches d’un « ordre à accès libre ».

Par conséquent, si l’accent mis sur la réforme judiciaire va dans la bonne direction, il reste, dans le contexte ukrainien, gravement incomplet pour l’établissement plein et entier de la Rule of Law. Il doit être complété par les mesures esquissées ci-dessus, à savoir :

– Lutter contre le phénomène culturel de collusion des sphères de l’action sociale ;

– Repenser l’application de la loi et des organismes de contrôle de l’État (pas seulement la police et le parquet, mais aussi diverses inspections comme les impôts, les pompiers, le travail, etc.) ;

– Purger la législation des normes discrétionnaires et impraticables, la rationaliser et se débarrasser des mécanismes intrinsèquement discrétionnaires.

Ces mesures doivent être prises avant l’harmonisation avec les normes de l’UE qui sont discrétionnaires, lourdes et susceptibles de créer trop d’infractions à la loi. Dans le cas contraire, l’absence d’approche systémique peut se traduire par l’émergence de « pièges institutionnels » multiples et tenaces qui empêcheraient de faire de la Rule of Law le principal symbole d’une réelle harmonisation avec les meilleurs principes européens.

Références

Hale, Henry E. (2014), “Patronal Politics: Eurasian Regime Dynamics in Comparative Perspective” Problems of International Politics. Cambridge: Cambridge University Press.

Magyar, Bálint and Madlovics, Bálint (2022), A Concise Field Guide to Post-Communist Regimes: Actors, Institutions, and Dynamics. Budapest, Hungary: Central European University Press.

Magyar, Bálint, and Bálint Madlovics (2020), The Anatomy of Post-Communist Regimes: A Conceptual Framework. Budapest: Central European University Press.

North, Douglass C., John Joseph Wallis, and Barry R. Weingast (2009), Violence and Social Orders: A Conceptual Framework for Interpreting Recorded Human History. Cambridge: Cambridge University Press.

Rogov, Kirill (2013), “The regime of the soft legal constraints” http://www.inliberty.ru/blog/1175-rezhim-myagkih-pravovyh-ogranicheniy

Volkov, Vadim (2000), “Patrimonialism versus Rational Bureaucracy: on the Historical Relativity of Corruption”. In: Stephen Lovell, Alena V. Ledeneva, and Andrei Rogachevskii (ed.). Bribery and Blat in Russia: Negotiating Reciprocity from the Middle Ages to the 1990th. School of Slavonic and Eastern European Studies, University of London. McMillan, 20-34.


[1]    NDT : L’auteur utilise l’expression-concept de Rule of Law que nous aurions pu traduire par « Etat de droit ». Si nous ne l’avons pas fait c’est parce que les exigences de la Rule of law (mot-à-mot, le règne du droit) sont chez bien des auteurs plus fortes que, ou en tous les cas différentes de celles de l’état de droit (la loi est respectée par tous).

[2]    NDT : Mieux connue en France sous le nom de « Révolution de Maïdan ». Ces événements ont eu lieu en février 2014.

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Vladimir Dubrovsky

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