de Françoise Thom
Litos, 2022 (248 pages)
Si vous voulez savoir qui est Poutine, lisez l’ouvrage que Françoise Thom lui a consacré. Agrégée de russe et maître de conférence (HDR) émérite en histoire contemporaine de l’université Paris-Sorbonne, l’auteur est une spécialiste très reconnue de l’URSS et de la Russie post-communiste. Elle nous dit que la société russe d’aujourd’hui porte encore, dans son comportement et sa vision du monde, les marques profondes de l’ère soviétique faite de camps, de pègre et d’idéologie.
« Le penchant des citoyens post-communistes pour les régimes autoritaires s’explique par ce fond de haine et de méfiance […]. Il est illusoire de vouloir mettre en place un régime représentatif quand les citoyens vivent dans l’idée que l’homme est un loup pour l’homme. De même aucune fonction publique au sens où nous l’entendons ne peut voir le jour dans un pareil contexte. Là où il n’y a pas de bien commun, il n’y a pas de responsabilité (p.21). »
La violence se mêle ainsi à l’immoralité, au cynisme et à l’arbitraire. Il n’y a même plus l’idéologie communiste qui, toute perverse qu’elle soit, formait encore une trame sociale.
Dans cette ambiance malsaine, le capitalisme implanté au temps d’Eltsine fut dévoyé par ses liens mafieux et sa connivence avec les hommes du pouvoir. Dans cette collusion, les oligarques ont bâti leurs fortunes. La politique devint elle-même une sorte de marchandise avant que le KGB s’en empare en mettant au pouvoir un Poutine dont les oligarques espéraient pouvoir faire leur marionnette mais dont ils se retrouvèrent les serviles vassaux.
Né en 1952, Poutine est l’enfant des cités soviétiques. « Dans le milieu où il grandit, nous dit Françoise Thom, les mioches rêvent de devenir des autorités criminelles » (p. 43). Son tempérament le porte pourtant à préférer les films d’espionnage et offrir ses services au KGB à l’âge de 17 ans. Après un début de carrière en Allemagne, il devient l’adjoint pour le commerce extérieur du maire de Saint Pétersbourg, Sobtchak. Ce poste lui offre une base formidable pour se lancer dans des affaires peu recommandables mais profitables. Il prend le contrôle de la banque Rossia où était déposé l’argent du Parti, puis se lance dans des opérations de troc international qui lui permettent d’obtenir de subséquentes commissions. Françoise Thom n’hésite pas à soutenir, documentation à l’appui, qu’alors Poutine s’est enrichi dans des activités criminelles.
Ce contexte nauséabond ne permet pas de comprendre les valeurs occidentales. Poutine aurait déclaré en 2000 qu’il y a trois moyens d’agir sur les hommes « le chantage, la vodka et la menace d’assassinat » (p. 53). Le monde russe est un rapport de force où ni la liberté ni la vérité n’ont leur place. Poutine peut y gouverner par la peur, comme le fit son prédécesseur Staline. Les députés comme les gouverneurs sont des rouages contrôlés qui peuvent en échange se servir financièrement. « Le Kremlin éradique et neutralise tous ses adversaires et fait de la Russie une table rase » (p. 63).
Au début de son mandat, Poutine a laissé l’économie entre les mains de son premier ministre, Mikhaïl Kassianov, qui a mené une politique libérale : flat tax à 13%, baisse de l’impôt sur les bénéfices des sociétés de 35 à 23%, libération des échanges, privatisation des terres… Les résultats économiques ont été au rendez-vous avec une croissance forte en 2000 (+ 8%) et 2001 (+ 5,5%). Mais l’Etat poutinien voulut bien vite remettre l’économie entre les mains de conglomérats plus ou moins publics et dirigés par la nouvelle Nomenklatura, les siloviki. Le système nationalise alors les risques et laisse les proches du Kremlin s’approprier le profit. Malgré la manne pétrolière des années 2000, la situation économique s’en ressentira bientôt. Selon les sources de François Thom « Le revenu annuel global rapporté par la corruption aux fonctionnaires a été de 33,5 Md$ en 2001 et de 316Md$ en 2005 » (p. 70).
Quand la Russie s’affaiblit, Poutine encourage l’esprit anti-occidental, dénonce l’ennemi étranger, renforce ses liens avec l’Eglise orthodoxe, pérennise son pouvoir et multiplie les purges. En même temps, les oligarques dociles continuent de prospérer et de mettre leur argent et leurs enfants à l’étranger tandis que pour lutter contre le libéralisme occidental autant que pour éteindre les guerres tchétchènes qu’il a allumées, Poutine s’allie avec Kadyrov et accepte que tout le Caucase du Nord soit réislamisé. L’Etat envahit la société :
« Actuellement, sur les 132 millions de Russes, plus de 100 millions ne sont pas employés dans le secteur productif et sont rétribués par l’Etat » (p. 68).
Poutine réarme l’Etat russe, investit la Géorgie puis la Crimée avant le Donbass. F. Thom compare la montée en puissance de Poutine à celle de Hitler devant lequel tous pliaient. Le Tyran n’écoute personne, ne fait confiance à personne. Il s’enferme dans un complotisme qui croit que toutes les difficultés de la Russie sont dues aux Américains. Mais l’économie décline :
« La situation de la Russie après vingt ans de poutinisme est pire encore que celle de 1991 après 7 décennies de communisme » (p. 228).
La population s’appauvrit aussi sur le plan culturel. De 2010 à 2017, le nombre d’étudiants est passé de 7 millions à 4,4. Le budget de l’instruction publique est passé de 1,1% du PIB en 2009 à 0,5% en 2013.
Françoise Thom regrette que face à la Russie, l’Occident se désagrège en infantilisant les citoyens pendant que des zones de non droit prospèrent. La Russie nous devance, mais chez nous aussi le wokisme reconstruit le passé, la vérité devient relative,
« nous sentons aussi chez nous une régulière déperdition de liberté. Tel Gulliver chez les Lilliputiens, le citoyen européen est ligoté par mille fils invisibles qui l’empêchent d’agir et de penser. Les réglementations absurdes tombent en une grêle si dense qu’on ne s’aperçoit même plus de leur ineptie. La confusion de l’intelligence rend lâche… »
Des pays périphériques, la Géorgie, l’Arménie, la Moldavie… réagissent et tentent de se libérer de l’emprise russe. Mais ces mouvements encore faibles ne pourront l’emporter que si l’Occident cesse d’être pusillanime. Plutôt que de critiquer encore trop souvent les Etats-Unis, qui ont pourtant commencer à réarmer l’Ukraine sans attendre que les Russes pénètrent au Donbass, tergiversons moins pour livrer les armes nécessaires à un pays attaqué sur son territoire en violation totale du droit international que la Russie comme la Chine piétinent. L’Europe a retenu la leçon de Munich en 1938 et a, depuis le 24 février 2022, opposé un front relativement uni à la Russie. Il faut continuer et penser dès à présent l’après Poutine en se demandant comment aider les Russes à retrouver un état de droit.
« Une dépoutinisation réelle, et non Potemkine, écrit Françoise Thom, passera par l’introduction d’institutions véritablement représentatives en Russie, par la séparation des pouvoirs, la décentralisation, la fédéralisation, la liberté de la presse, l’indépendance de la justice, l’abandon du matraquage chauvin dans les médias, la séparation de l’Eglise et de l’Etat ; et en politique étrangère, par la restitution aux pays de l’ « étranger proche » de toutes les régions volée, y compris la Crimée .»