Philippe Simonnot a toujours combattu pour une valeur : la liberté. Il en a payé le prix, mais sans cesser pour autant de poursuivre une analyse honnête intellectuellement, c’est-à-dire sans compromis idéologique. Selon lui, l’économiste n’a en effet pas la prétention de dire ce qui est bien ou mal : « Je ne condamne rien, j’analyse », disait-il à Bernard Pivot[1]. L’économiste ne peut se poser en moraliste professant un catéchisme contrairement à ce qu’affirme une tendance contemporaine, car l’économie est une science, dans la mesure où son rôle est de dégager des lois, telles celles du marché. Certes, elle n’est pas prédictive, à la différence de la physique, mais elle est en mesure d’exposer des relations constantes. C’est cette quête d’objectivité toujours à l’horizon, comme aurait pu le dire Karl Popper, qui a conduit Philippe Simonnot à chercher ce qu’il y a d’économique dans tous les phénomènes humains (puisque le monde des hommes commence et est constitué par des interactions faites d’échanges) et à combattre les idées reçues, lesquelles sont toujours au service d’une idéologie déconnectée de la réalité des hommes, et partant dangereuses pour ces derniers.
Une recherche au nom de l’objectivité scientifique
Philippe Simonnot soutient à l’université d’Aix-Marseille sa thèse de Doctorat en 1969, intitulée L’économie des rendements croissants, dans laquelle il énonçait déjà, avec 50 ans d’avance, des thèses applicables dans le contexte actuel :
« Les GAFAM suivent la logique du WTA (« the Winner Takes All », le vainqueur emporte tout), car elles profitent d’une économie aux rendements croissants et aux coûts décroissants. Cela veut dire que le coût marginal est toujours inférieur au coût moyen[2]. »
De fait, il n’a cessé de s’étonner des possibilités du marché :
« L’analyse économique est fondée sur le marché, qui a mauvaise presse, notamment en France. Or, loin de vilipender le marché, on devrait reconnaître en lui l’une des inventions les plus remarquables du génie humain. Les lois universelles de l’offre et de la demande qui permettent la formation des prix sont une merveille à la fois intellectuelle et pratique. Comme par hasard, quand il s’est agi il y a deux ou trois ans d’alléger les programmes scolaires d’enseignement de l’économie jugés trop lourd, ce sont ces lois que l’on a voulu faire passer à l’as. Hélas [3] ! »
Il me disait que c’était son goût pour les mathématiques qui l’avait conduit à l’économie via l’analyse de Marx. Très vite il prendra ses distances avec la théorie économique marxiste parce qu’elle est fausse. Ainsi, par exemple, en 2004, dans L’erreur économique, il établira la fausseté de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, sur laquelle reposent les prévisions marxistes concernant l’effondrement du capitalisme[4].
Si l’économie est bien une science pour lui, ce n’est pas une de ces sciences qui permet de dire l’avenir, car elle n’est pas prédictive ; pas plus qu’elle ne fournit des recettes pour planifier un avenir souhaité par les politiques. Croire cela c’est tomber dans le scientisme disait-il. Pour lui l’économie est une science contrefactuelle et il l’explique ainsi :
Par exemple, si la masse monétaire augmente de 3%, je ne peux aucunement prédire une hausse des prix de 3%, ou de 4%, comme le prétendait Milton Friedman. La seule chose que je puisse affirmer est que cette hausse des prix sera supérieure à celle qu’elle aurait été si la masse monétaire n’avait pas augmenté. On pourrait même observer une baisse des prix en cas d’accroissement de la masse monétaire. Dans un tel cas, cette baisse aura été inférieure à celle qu’elle aurait été si l’on n’avait pas augmenté la masse monétaire. Il s’agit là d’une loi universelle, valable en tout temps et en tout lieu[5]. »
La scientificité propre à l’économie le conduisait ainsi à rejeter aussi bien la prétention à la planification, qui conduit toujours au pire, politiquement et moralement, que la modélisation. C’était pour lui faire un mauvais usage des mathématiques que de s’en servir pour prétendre à une maîtrise des phénomènes économiques, et partant politiques et sociaux. Les phénomènes qui impliquent les actions des hommes – et parce qu’ils en sont le résultat – échappent par définition à toute volonté planificatrice et modélisatrice.
C’est pourquoi, le « modèle » de l’économiste était pour lui Ludwig von Mises, dont la théorie économique est exposée dans l’ouvrage de 1949, intitulé L’action humaine. La critique prémonitoire de l’échec économique et de la catastrophe humaine, conséquences de tout calcul économique, est faite par Mises notamment dans son ouvrage de 1922, publié en français en 1938, Le Socialisme : Étude Économique et Sociologique. Partant de l’action des individus, l’analyse de Mises paraissait à Philippe Simonnot concrète et donc réaliste. Les Nouvelles leçons d’économie contemporaine [6] montrent à quel point son rapport à l’économie était rigoureux et (donc) concret.
La dimension économique des phénomènes humains
Parce qu’il était attentif à la réalité, toujours complexe, singulière, impossible à décrire à l’aide de théories abstraites, Philippe Simonnot s’intéressait à tous les domaines composant l’existence des hommes : outre ce qui concerne directement l’économie, la monnaie surtout, ou encore l’énergie, on trouve étudiés la politique, le droit, la religion, la guerre, le sport, ou la sexualité. Pour lui, l’économie, parce qu’elle dispose des nombreux outils des sciences sociales, permettait d’éclairer tous les domaines sociaux. L’unité et l’originalité de son analyse résident justement dans la lecture économique, et dans la saisie de la dimension économique, de tous ces phénomènes.
L’analyse économique de l’État occupe une place très importante dans ses recherches, publications et cours d’économie du droit. Il n’a cessé d’alerter sur le fait que l’État était le premier système d’exploitation de l’homme par l’homme, et qu’il n’était pas nécessaire, à la différence du droit, notamment dans L’invention de l’État. Économie du droit[7]. Il me disait combien il était heureux d’avoir eu la chance de rencontrer le grand théoricien contemporain de l’État, Anthony de Jasay.
Par exemple, avec Homo sportivus, il s’intéressait moins à l’intérêt directement économique du sponsoring, qu’aux valeurs portées par le sport, dont les hommes ont besoin, et que les entreprises mettent en avant pour mobiliser leurs employés. Le simple fait d’échanger ne suffit en effet pas aux hommes, il leur faut aussi des valeurs motrices. Ou encore, dans Le sexe et l’économie[8], il montre comment l’institution du mariage a constitué une solution à la maîtrise de la sexualité, la pulsion la plus forte des hommes. La religion s’inscrit aussi dans cette « gestion » de la question sexuelle, mais Philippe Simonnot a montré comment l’institution religieuse pouvait être comprise comme une entreprise à succès, notamment dans Les Papes, l’Église et l’argent : histoire économique du christianisme des origines à nos jours, Le marché de Dieu : L’économie des religions monothéistes[9]. Il fonda d’ailleurs en 2007 sur internet un Observatoire des religions, destiné à mener une analyse scientifique du fait religieux.
L’analyse économique au service du combat contre les idées reçues
Philippe Simonnot était toujours préoccupé de voir la liberté des individus menacée par le pouvoir politique, l’État. La Chine l’intéressait évidemment, confirmant ses inquiétudes. La tendance de tout État à s’étendre est inéluctable, et ne peut être combattue que par une posture libérale qui doit l’empêcher de s’ingérer dans l’économie, en commençant par la monnaie. Il disait que ce n’est pas l’État qui doit réguler le marché, mais le marché qui doit réguler l’État. C’est pourquoi il considérait comme une bonne chose que la BCE ait ôté à l’État français ce pouvoir. L’hégémonie du dollar, produite en partie par sa décorrélation de l’or, a fait l’objet de l’un de ses derniers ouvrages, Europe’s Century of Crises Under Dollar Hegemonie. A Dialogue on the Global Tyranny of Unsound Money[10], co-écrit avec Brendan Brown, dans le prolongement de l’ouvrage plus général sur la question, La Monnaie, histoire d’une imposture, cosigné avec Charles Le Lien[11]. Il trouvait le Bitcoin extrêmement intéressant, non comme solution, mais comme saine réaction à la fake-money étatique, qui n’introduit que de l’instabilité.
Le fait que l’État considère l’émission monétaire comme une de ses missions régaliennes constituait donc pour lui un symptôme du « plus d’État » qui aboutit toujours au totalitarisme. Ce qui l’inquiétait c’est que beaucoup, aussi bien chez les non-économistes que chez les économistes, réclament toujours davantage d’État.
Outre l’aspect moral des conséquences de ce grignotage étatique, qui conduit à une déresponsabilisation des individus, il porta logiquement son attention sur son paroxysme politique : le totalitarisme. Le nazisme occupa donc une place importante dans sa réflexion, dans Le rose et le brun[12], et il se concentra sur la Shoah, la chose la plus effroyable de l’histoire à ses yeux. En historien, il chercha à retracer les origines de cette catastrophe inimaginable, dans Juifs et Allemands : Pré-histoire d’un génocide[13]. La Shoah, me disait-il, était pour lui la chose à jamais incompréhensible, donc inexplicable. Plus largement, il s’intéressa toujours à cet antisémitisme qu’il considérait comme le symptôme de la médiocrité dangereuse des hommes, antisémitisme qui s’épanouit toujours dans les contextes autoritaires et totalitaires : ce qu’il montra au sujet de l’islamisme dans un ouvrage de 2010[14], mais aussi par le biais d’une émouvante biographie de Meyer Amschel Rothschild, parti de rien, dans un chapitre de Vingt et un siècles d’économie : en vingt et une dates-clés[15], ouvrage qui lui valut le Prix Rossi en 2002.
Son dernier ouvrage, sorti quelques jours avant son départ, Le vert et le brun, continue ce combat intellectuel et courageux contre les attitudes mortifères de notre époque, en montrant les dangers du dogmatisme écologique, lorsqu’il est le symptôme de la haine des hommes, un anti-humanismes. Il expose des faits : l’enracinement de l’idolâtrie pour la nature dans la pensée qui mettait la nature et sa force dévastatrice au-dessus de tout : le nazisme. La communauté grégaire et biologique posée au-dessus des individus légitime leur anéantissement, dans la néantisation de leur singularité. On retrouve les mots du dignitaire nazi Hans Frank dans la bouche des populistes de gauche et de droite, d’hier et d’aujourd’hui : « La communauté est plus importante que les tendances libéralistes et atomisantes de l’individualisme égoïste »[16]. Mais ne laissons pas le dernier mot à Thanatos et donnons-le à Philippe : « Il est impossible de réduire l’action humaine à une équation »[17].
Inclassable, et refusant toute catégorisation, Philippe Simonnot renvoyait dos-à-dos les « libéraux, néolibéraux, keynésiens, marxistes, friedmaniens »[18], et leurs prétentions à prévoir quoi que ce soit. J’ai tout à fait conscience qu’avec ces quelques paragraphes non-exhaustifs, je n’ai pas rendu un hommage satisfaisant à la pensée courageuse, parce que toujours à contre-courant lorsque cela s’imposait, de Philippe. Fidèle à ce qu’il défendait, la liberté, il en paya académiquement (entre autres) le prix fort. Pour reprendre les termes de Nassim Nicholas Taleb, il ne cessa, durant toutes ces années de recherches et de publications, de « jouer sa peau ».
[1] « Apostrophes », 20.09.1988, au sujet d’Homo sportivus (Paris, Gallimard, 1988).
[2] Interview « Rien n’est pire qu’un économiste qui prétend dire le bien et le mal », La Tribune, 09.03.2018.
[3] Ibidem.
[4] « Et voilà pourquoi Marx n’a pas terminé son œuvre… Les contradictions de la théorie de l’exploitation », Paris, Denoël, 2004.
[5] La Tribune, 09.03.2018.
[6] Paris, Gallimard, coll. « Folio actuels », janvier 2018. Une recension de cet ouvrage a paru dans le Journal des libertés sous la plume d’Antoine Gentier :
https://journaldeslibertes.fr/article/nouvelles-lecons-deconomie-contemporaine-de-philippe-simonnot/#.Y6F3FuzMI-Q
[7] Paris, Les Belles Lettres, 2003.
[8] Paris, J.-C Lattès, 1985.
[9] Respectivement : Paris, Bayard, 2005 et Paris, Denoël, 2008.
[10] Palgrave Macmillan, 2020. Pour une recension de cet ouvrage, voir le Journal des libertés, https://journaldeslibertes.fr/article/europes-century-of-crises-under-dollar-hegemony/#.Y6F4EOzMI-Q
[11] Paris, Perrin, 2012.
[12] Le Rose et le Brun. Quel a été le rôle des homosexuels dans la montée du nazisme au pouvoir ?, Paris : Dualpha, 2015.
[13] Paris, PUF, 1999.
[14] Enquête sur l’antisémitisme musulman. De ses origines à nos jours, Paris, Michalon, 2010.
[15] « Rothschild au centre du système monétaire international », Paris, Les Belles lettres, 2002.
[16] « International Penal Policy », XIe Congrès pénal et pénitentiaire de l’Académie pour le droit allemand. 21.08.1935.
[17] La Tribune, op. cit.
[18] Ibidem.